Théâtre et cinéma..Jeux sans frontières
«Ce qui est beau chez Tchekhov, c’est qu’on ne sait jamais qui a tort et qui a raison» Faouzi Bensaïdi
La question des rapports cinéma-théâtre ne peut être réduite à la seule dimension de l’adaptation. Celle-ci n’en constitue qu’un aspect. Ce sont des rapports inscrits dans une historicité du fait même que le cinéma est venu après le théâtre mais avec des ambitions qui n’ont pas manqué de bousculer la hiérarchie des traditionnels des arts.
D’une manière synthétique, on pourrait schématiser l’évolution chronologique de ces rapports à travers trois grandes phases. Il va sans dire que c’est un découpage porté par les grandes tendances et qu’il ne s’agit nullement de segments définitifs, les frontières étant poreuses et les rapports théâtre/cinéma marqués par une élasticité esthétique et dramatique. Nous distinguons une évolution en trois grands moments
- Un moment de « filiation »
- Un moment de rupture
- Un moment de coexistence et de libre échange
Un moment de filiation au tout début de ces rapports où le cinéma s’est beaucoup « appuyé » sur le drame, les pièces de théâtre notamment pour se forger une place au soleil. On sait qu’au départ le cinéma a souffert d’un déficit de légitimité artistique. Je rappelle que pour ces initiateurs y compris Louis Lumière « ce n’est qu’une industrie qui n’a pas d’avenir ». Le succès de la première projection publique l’a cantonné dans la case d’un simple spectacle forain destiné à la plèbe. Il était rejeté par les intellectuels de la fin du 19ème et du début du 20ème siècle ; « un simple divertissement d’ilotes ; un passe-temps pour les illettré » écrira par exemple Georges Duhamel. Longtemps, il s’est comporté ainsi comme un enfant illégitime. Certains créateurs inspirés sont allés puiser dans le patrimoine consacré par la culture légitime pour prouver que le cinéma jouer dans la cour des grands ; on a alors commencé à adapter des chefs-d’œuvre de théâtre et de la littérature.
Un mouvement qui s’étend dans toute l’Europe (on adapte Victor Hugo ; le premier Shakespeare au cinéma remonte à 1910).
Le cinéma retrouve alors des pères généreux, des parrains prestigieux à l’image du poète Apollinaire qui convoque le cinéma dans son projet de révolution artistique et annonce au monde qu’il doit « se préparer à la naissance d’un art nouveau qui ne sera pas un art de plus mais la synthèse de tous les autres ».
Une thèse prémonitoire qui trouve son illustration pratique dans les travaux et recherches du théoricien du cinéma franco-italien Ricciotto Canudo.
A partir de la taxonomie établie par Hegel sur les arts du temps et les arts de l’espace, Canudo va fonder, vers le milieu années 1920, l’expression du septième art qui marquera définitivement le cinéma. Pour Canudo, le cinéma vient « boucler » la distinction entre les arts du temps (la poésie, la musique, la danse-théâtre) et les arts de l’espace (l’architecture, la sculpture et la peinture).
Désormais, le cinématographe des années frères Lumière, devient le cinéma avec son prestige artistique. Il aspire désormais à voler de ses propres ailes d’autant plus qu’en Amérique, un cinéaste de génie, W. Griffith, va donner au cinéma des moyens intrinsèques spécifique pour asseoir sa nouvelle identité.
C’est le deuxième moment de notre schéma, celui de la grande rupture. Si les frères Lumière ont inventé le cinéma, Griffith a inventé le langage cinématographique. D’abord, il va libérer la caméra de la posture théâtrale du point de vue de « Monsieur de l’orchestre » : la caméra en effet était jusqu’ici immobile et adoptait un seul point de vue face à la scène ; on suivait ce qui se passait à l’écran comme un spectateur de théâtre.
Désormais depuis Griffith, la caméra s’introduit dans d’autres espaces et fait voyager le regard du spectateur. Cette mobilité va générer la deuxième grande révolution griffithienne, celle du montage. Désormais le film s’écrit aussi dans la salle de montage.
Le cinéaste est aussi un auteur. De grands noms viendront renforcer cette tendance d’un cinéma art total (Eisenstein, Vertov…). La compétition avec le théâtre est menée à partir d’un nouveau rapport de forces au bénéfice du cinéma.
Le grand dramaturge Jean Anouilh dira même que « le cinéma sauvera le théâtre ! ». Et ce sont maintenant des hommes de théâtre qui viennent trouver dans le cinéma de l’inspiration ou un moyen de prolonger leur quête artistique (Patrice Chéreau).
C’est la troisième phase de notre découpage provisoire, celui de la coexistence et du libre-échange entre « le père des arts et le septième art ».
Des rapports apaisés, d’enrichissement mutuel, de dialogue esthétique. Une figure tutélaire marque cette nouvelle condition : William Shakespeare. Il n’appartient plus uniquement au théâtre mais également au cinéma.
Omniprésent sur les planches et à l’écran. Le Roi Lear est l’emblème de cette nouvelle relation. Si sa première adaptation remonte à 1910 par un cinéaste italien, entre 1934 et 2009 la pièce a été adaptée dans 14 versions. Y compris dans des formats inédits (Le Roi lion, dessin animé de Disney !) ou sous d’autres cieux comme avec Ran, chef-d’œuvre de Akira Kurosawa (1985) ; un Shakespeare mythique transposé dans un Japon médiéval avec des transformations inédites (trois filles à la place des trois garçons)…
Cependant, un grand cinéaste britannique va se faire une spécialité dans l’adaptation de Shakespeare, Kenneth Branagh. Il n’hésite pas à réécrire Shakespeare à l’esthétique hollywoodienne marqué par des cinéastes comme David Lean et Brian de Palma.
Mais dans ce bref panorama, on ne peut occulter un cinéaste qui a fait du rapport théâtre-cinéma la matière première de son travail.
Il s’agit de John Cassavetes, la figure historique du cinéma indépendant américain. Un film illustre très bien sa philosophie en la matière que je pourrai résumer dans l’idée que le cinéma, le théâtre n’ont pas de frontières internes et non pas de frontières avec la vie.
Il s’agit du film Opening night (1977). A première vue, on pourrait dire qu’il s’agit d’un film sur la préparation d’une pièce de théâtre « la seconde épouse ».
Mais la mis en scène nous emporte dans une autre réflexion dès la séquence d’ouverture marquée par deux faits majeurs : la déconstruction de l’intrigue de la pièce répétée qui va de pair avec celle du dispositif théâtral. La caméra de Cassavetes abolit les frontières entre les coulisses, la scène, la salle…
Le deuxième fait majeur clôt la séquence d’ouverture d’une manière tragique avec l’accident mortel d’une jeune fan de l’actrice principale (du film et de la pièce jouée dans le film). Cette mort qui va hanter le personnage féminin et amener une réflexion sur le temps qui passe, l’âge et le vieillissement…Un chef-d’œuvre !
Au Maroc, Faouzi Bensaïdi est l’un des cinéastes qui ne cessent dialoguer, à travers ses films, avec le théâtre. Son nouveau film présenté au FIFM 2022, Jours d’été rappelle cette filiation quasi biographique avec le théâtre.
Un film-balade, c’est le concept deleuzien qui me vient à l’esprit pour qualifier le film. Revenu à ses premières amours, le théâtre via une pièce de Tchékhov, Bensaïdi en profite pour proposer un hymne aux actrices et aux acteurs.
Il les aime bien et le lui rende bien. Le film démarre avec une certaine ambiance d’allégresse, d’où l’idée de balade. Il n’y a pas de causalité ou de grands événements. Plutôt une chorégraphie.
Il y a du théâtre, une formulation inédite des dialogues, et beaucoup de cinéma dans la mise en scène. La première demi-heure est faite de jeu, de clins d’œil, de mise en abyme avec une dynamique qui finit par nous enchanter.
Si, pour Tchékhov, le théâtre est l’achèvement de son art, son aboutissement, pour Faouzi, il demeure une source d’inspiration pour la formation de l’acteur, l’animation de la scène (théâtre dans le théâtre chez Tchékhov /cinéma dans le cinéma chez Bensaïdi) et une voie insolite pour l’exploration de l’âme humaine.
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