Séisme et tsunami médiatique : « Tu n’as rien vu à Hiroshima »
- Mohammed Bakrim //
La référence est explicite au film culte d’Alain Resnais, Hiroshima mon amour, (France-Japon, 1959). Coécrit avec Marguerite Duras qui à partir du scénario écrira un livre éponyme publié en 1960. Sélectionné à Cannes dans la section compétition officielle, il sera déprogrammé pour ne pas offenser les Américains.
« Tu n’as rien vu à Hiroshima » est une réplique du dialogue en voix off qui ouvre le film. De quoi s’agit-il ? C’est l’histoire d’une actrice, interprétée par la magnifique Emmanuelle Riva qui arrive à Hiroshima en 1957 pour les besoins du tournage d’un film sur la paix ; contre la guerre nucléaire. Un soir, elle rencontre un architecte japonais, interprété par Eiji Okada et c’est une nuit d’amour passionnée qu’ils vivent au rythme des souvenirs, de l’un et de l’autre.
Les deux expériences personnelles ouvrent la voie à la confrontation de deux mémoires collectives : celles du peuple français et du peuple japonais. Mais le film est davantage une réflexion « cinématographique sur le rapport mémoire/souvenir ; sur l’impossibilité d’oublier et sur la capacité des images à restituer une trace du tragique.
Qu’est-ce qui m’a fait penser au film ? Pourquoi revenir au film aujourd’hui ? Rappelez-vous, dès les premières constations des experts sur l’ampleur du tremblement de terre qui a secoué le Haut Atlas, ils ont parlé d’une puissance qui équivaut à celle de trente bombes atomiques.
Hiroshima est devenu un idiome universel pour signifier le désastre, l’hécatombe ; le titre générique du XXème siècle. Revenir à cette réplique célèbre convient aussi pour décrire le flux médiatique qui s’est déversé sur toute la région du Haut Atlas. Un Tsunami médiatique avec des centaines de journalistes chacun allant de son scoop. Nous avons envie aujourd’hui de leur dire, paraphrasant le film :
- « Tu n’as rien vu à Talat N’yaakoub
- Pourquoi ?
- Parce que seuls ont vu quelque chose à Talat N’Yaakoub ceux qui sont morts. »
Revenir à ce film, moment fort de l’histoire du cinéma, a une valeur pédagogique, si j’ose dire. Hiroshima mon amour interroge en effet la capacité des médias à témoigner d’un événement, d’une catastrophe, d’une destruction. Ou d’un tremblement de terre.
Le cinéma comme une thérapie du regard. Revenir aux classiques fondateurs pour se prémunir de la pollution « idio-visuelle » exacerbée par la youtubisation des images. Oui, avec les réseaux qui n’ont rien de social, tout le monde est devenu journaliste-reporter.
L’espace public est devenu un gigantesque « café de commerce, pour citer Umberto Eco, où les imbéciles, les médiocres, les charlatans, les charognards de la misère humaine ont pignon sur rue bénéficiant de temps de parole/d’images autant sinon plus que les experts et autres intellectuels. Ceux-ci qui sont censés être le recours ultime pour tenter de comprendre, pour mettre un peu de raison dans le flot des émotions.
Pour dire que l’image n’est pas le réel ; mais un discours sur le réel. Les centaines de vidéos qui circulent autour du 8 septembre et après sont une construction médiatique obéissant à une logique de la représentation. A une logique de concurrence et de compétition entre les journalistes eux-mêmes et entre les supports qu’ils représentent. L’information n’échappe à la marchandisation instaurée par le capitalisme.
Il faut se donner les moyens intellectuels pour saisir et comprendre les modalités et les enjeux de cette représentation. L’événement et sa médiatisation s’inscrivent au moins dans deux paradigmes. Le premier est emprunté à Kant et sa conception du sublime.
Dans une perspective kantienne, le sublime est « un sentiment qui a lieu quand l’imagination échoue à présenter à faire voir un objet correspondant au concept que l’on peut en avoir ». En somme, le journaliste qui va couvrir le tremblement de terre est inscrit dans un paradigme esthétique du sublime, de « l’imprésentable ».
Même le recours à des images issues des caméras de surveillance (la terrasse d’un café à Marrakech, l’entrée d’un immeuble dans la même ville) échoue à faire correspondre l’objet et sa représentation. L’autre paradigme est le tragique dans sa dimension anthropologique et existentielle. Comme l’a déjà signifié Aristote, la tragédie suscité la pitié et la crainte. La crainte pour soi-même et la pitié pour les autres.
Une manière de dire que nous sommes tous des survivants provisoires du 8 septembre.
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