Société

Récit de voyage (3):  Sur la route de Taroudannt, le sacré et le profane

 

  • Mohammed Bakrim

Les retrouvailles avec cette magnifique terre de mes ancêtres mobilisent mon temps, mes sentiments et ma passion. Je me donne quand même des pauses de lecture. Je reviens par exemple à un dossier intéressant consacré par une revue parisienne, aux penseurs arabes.

A commencer par Avicenne, cet « Aristote en turban ». Ce natif de l’actuel Ouzbékistan, a réfléchi sur la logique, la métaphysique…Un rationnel doublé d’un bon vivant… mais qui croit aux vertus de la religion. « Elle est même, dit-il, nécessaire à la paix civile ».

Je ne manque pas de penser à cette remarque lors de cette virée dans le flanc sud du haut Atlas. Au tournant d’un virage, loin de tout, la petite route débouche sur un village à l’horizon perché dans une montagne, ou au fond d’une vallée, apaisé et regroupé autour d’un minaret.

Oui, la religion est autre chose que « l’opium du peuple » ; elle est le ciment d’un corps social en mal de cohésion (le complément de la célèbre citation de Marx, souvent présentée amputée de sa suite logique). Facteur d’intégration et non d’exclusion ; d’union et non de division sectaire…

Le rapport au sacré est omniprésent dans le Souss ; c’est justement un autre indicateur du changement subi par une société portée sur le conservatisme (c’est la région devenue célèbre par les nombreux prédicateurs qui en sont originaires).

Dans notre enfance, nous avons baigné dans un rapport joyeux et quasi-ludique avec la religion.

Ma grand-mère dont l’arabe se limitait à deux ou trois versets du coran était une grande pratiquante. Cela ne l’empêchait pas d’assister aux fêtes, d’entonner une chanson quand elle est emportée par le rythme.

Les jeunes filles allaient en groupe chercher du bois ou de l’eau à la source à la tombée du soleil. Elles chantaient et riaient. Et souvent des groupes de jeunes hommes les taquinaient du haut de la petite colline qui surplombe la source.

Et plusieurs destins de couples ont été ainsi noués dans l’allégresse et la sérénité. Les femmes portaient leur Amlhaf, habit ample qui couvre le corps, retenu par des broches en argent, la fameuse tizerzit, emblème de Tamazgha et un léger foulard sur la tête.

Pendant les fêtes nationales, les mariages et les moussems…les gens du village constituaient eux-mêmes leur groupe d’Ahouach. Une djellaba au blanc immaculé et un poignard en argent étaient ressortis à cette occasion.

La communion était totale. Aujourd’hui le wahhabisme est passé par là. Dans les villages de mon enfance, le sourire a disparu. L’habit noir a fait son apparition.

Les talibans (barbe et costume) ont fait des émules. Les femmes portent gants noirs et chaussettes (à 40°). Pour célébrer une fête on va chercher un groupe ou un Dj ou tout simplement on met un CD…

Le temps de ces réflexions m’amène à clore la descente du Tizi N’test. J’arrive pratiquement chez moi. C’est le début de la plaine. Un petit carrefour ; je prends à gauche. Je revisite Tafingoult.

Ce chef-lieu prestigieux des temps passés, vivote autour de quelques services administratifs ayant perdu son éclat d’antan.

Il y a certes des signes de changement positif dans le sens où l’eau et l’électricité relient des coins jadis isolés.

Face au déclin de Tafingoult, Oulad Berhil est devenu un centre urbain dynamique ayant tiré profit de l’arrivée de l’agro-industrie dans la région. Les terres fertiles irriguées par l‘oued Souss donnent des variétés d’agrumes et de légumes d’une qualité exceptionnelle.

Le niveau de vie a changé. La misère recule cédant la place à une autre variante de misère immatérielle. Oulad Berhil abrite encore la Kasbah du terrible Caïd Hida N Mouiss.

Cet ancien délégué du Makhzen, pacha de Taroudant ; il avait semé la terreur dans la région. Il a connu une mort atroce, décapité par les hommes d’El Hiba.

Le patrimoine folklorique garde encore le souvenir de ce despotisme féodal qui avait marqué tout le haut Souss. A sa mort, on chantait en effet :

« Asif n Tighanimin,

agh ibbi lmenchar asatour,

Nghan igdad lbaz, our soul ksouden iat ».

C’est dans l’Oued de Tighanimin (sud d’Agadir) que la hache a coupé le tronc, les moineaux n’ont plus peur de rien, ils ont mis à mort le faucon . Admirez la beauté des images poétiques que la traduction ne reflète que partiellement.

Impossible de ne pas faire un saut du côté d’Aoulouz. Jeune centre urbain et ancien centre de pouvoir des célèbres caïds Dardouri, dont les vestiges historiques sont encore visibles.

Aoulouz est connu pour ses produits agricoles, ses moussems de Gnaoua. Sa position stratégique auprès de l’Oued Souss lui confère aujourd’hui une autre importance. C’est le bassin d’eau qui nourrit toute la plaine du Souss notamment la région de Taroudant.

De formidables ouvrages hydrauliques permettent de gérer en amont les flux de l’eau. Je fais une tournée du côté du barrage Mohktar Soussi, je suis ébloui par le gigantisme du travail accompli au sein de la montagne. Inauguré par le souverain en 2002, c’est une des fiertés du Maroc nouveau.

La commune d’Iouziuoua est devenue verdoyante. Je m’y arrête pour une pause à quelques kilomètres du barrage. Un silence apaisant et des montagnes tout autour incitant à la méditation et au recueillement.

Je ne manque pas d’avoir une pensée à ses instituteurs et institutrices qui sont affectés dans ses régions accomplissent souvent leur devoir avec abnégation. De vrais militants de l’ombre.

Notre système éducatif devrait trouver une formule pour leur rendre un hommage permanent. Des oasis naissent ici et là bénéficiant de la retenue d’une eau qui a permis la résurgence de sources limpides et fraîches.

Pourvu qu’une bonne gouvernance permette de rétablir un équilibre entre les zones de l’oued Souss. Les petits paysans en amont du fleuve sont défavorisés par rapport aux gros fermiers de la zone de Sebt Elgourdane et Ouleid Taima.

En remontant vers la base du barrage je me rends compte que je ne suis plus qu’à une cinquantaine de kilomètres du parc national Toubkal.

La tentation est forte de découvrir ce site splendide. Projet reporté et je retrouve ma route 203 aujourd’hui rebaptisée la RN10

En allant vers Taroudant, je fais un détour du côté d’une oasis, Tioute, véritable havre de paix. Je prends un repos dans les champs noyés dans un océan de verdure.

C’est un vieux centre historique qui ne manque pas d’atouts…de l’eau en abondance il y a des piscines mais qui ne sont plus entretenues et une très belle palmeraie dans la vallée.

Les palmiers hélas sont attaqués par des parasites graves. Dommage encore une fois. Le génocide dont j’ai parlé semble général.  Je visite l’école coranique, une medersa traditionnelle, la zaouïa tijania.

Je découvre également la coopérative Taïtmatine (les sœurs). Des femmes organisées grâce au soutien de l’INDH développent leurs savoir-faire en matière d’argane avec l’apport des nouvelles techniques.

Je n’hésite pas à m’approvisionner ; je raffole de l’argane et de ses dérivés notamment l’amlou. Un délice qui dit et résume tout le charme et la spécificité de cette région.

Taroudant, enfin. La belle capitale de la région justement. Fille de l’histoire, avec son heure de gloire avec les Saadiens.

Fille aujourd’hui de la géographie avec les mutations que connaît la plaine de Souss et qui influent sur son développement. Il y a au moins deux villes en une.

Il y a le Taroudant du capitalisme agricole avec ses signes et ses symboles ; et il y a le Taroudant intramuros, celle que j’aime ; l’alter ego de Marrakech, paisible, au rythme adapté à la nature et au souvenir.

Il y a beaucoup de vélos, notamment avec des femmes. Le centre-ville devrait être interdit aux voitures.

Taroudannt peut postuler à être la première ville écologique du pays ! Taroudannt, ville de la mémoire refoulée, mérite un meilleur sort.

Je rappelle que c’est une ville prisée par de grandes personnalités du monde des arts (le grand peintre chilien Claudio Bravo y a fondé un merveilleux palais) ou du monde politique internationale (La veuve du Chah d’Iran ; Jacques Chirac) …

Le   mythique palace La gazelle d’or y était pour quelque chose, ramenant également des gens du cinéma. Jacques Becker y a tourné son Ali Baba (1954) avec Fernandel et la gracieuse Samia Gamal.

Le cinéaste français André Téchiné m’a raconté une fois qu’il aimait y venir pour écrire. Mais tout cela relève désormais d’une certaine nostalgie.

C’est le soir la place Assarag, qui n’est plus que l’ombre d’elle-même, s’anime tranquillement. Je prends un thé à la place farq Lahba… car tout ici-bas est appelé à la séparation, sur la voie de la rencontre ultime.

          

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