Qui façonne la foi des jeunes Marocains
- Par Abderrafie Hamdi//
Je n’avais pas prévu de revenir sur l’affaire des « frères de Had Soualem » après ma chronique de mercredi, mais l’ampleur des révélations relayées par les médias jeudi, à la suite de la conférence de presse du Bureau central d’investigations judiciaires (BCIJ), m’a poussé à le faire.
Ce que la chaîne Al Aoula a diffusé en détail lors de son journal télévisé principal suffisait à délivrer un message clair et sans équivoque, porté par Haboub Cherkaoui, directeur du BCIJ, originaire de Ben Ahmed, ville voisine de Had Soualem, où l’arrestation a eu lieu.
Lorsqu’il parle de cette région, il ne se limite pas à des faits sécuritaires ; il évoque un territoire dont il connaît l’histoire, la géographie, les tribus et la population.
Loin d’être un simple exercice de communication destiné à mettre en avant les moyens logistiques et humains du BCIJ, ou à dramatiser les projets des suspects interpellés, cette conférence visait surtout à rappeler que la menace terroriste demeure une réalité bien présente au Maroc. Cette menace évolue, s’adapte aux transformations sociétales et technologiques.
Lorsque le directeur du BCIJ affirme que la radicalisation familiale observée dans cette cellule terroriste « traduit une montée inquiétante de défis sociaux susceptibles de s’opposer aux traditions et aux valeurs marocaines », ne s’agit-il que d’une approche purement sécuritaire?
Ou bien est-ce un appel, implicite mais urgent, à une prise de conscience collective impliquant tous les acteurs concernés : les encadrants religieux, les chercheurs académiques, les acteurs de la société civile, les responsables politiques et même les citoyens ordinaires ?
Si la stratégie marocaine de lutte contre le terrorisme, déployée depuis 2003, a prouvé son efficacité en conjuguant des dimensions sécuritaires, juridiques, religieuses et sociales, elle ne doit pas pour autant occulter les défis grandissants liés aux mutations sociologiques et à l’essor des technologies numériques.
L’un des enjeux majeurs réside dans la vulnérabilité des jeunes face à des discours religieux extrémistes, particulièrement diffusés sur les réseaux sociaux qui abolissent les distances et rendent ces contenus plus accessibles que jamais.
Dans ce contexte, un jeune chercheur a récemment mené une enquête au sein d’une faculté de lettres et sciences humaines pour comprendre quelles sont les principales sources de référence religieuse des étudiants et comment elles influencent leurs comportements et leurs convictions.
Le résultat fut édifiant : ni le Conseil supérieur des oulémas, ni les conseils scientifiques locaux, ni le prêche du vendredi, ni même les chaînes de télévision marocaines, y compris celles spécialisées dans les questions religieuses, ne figuraient en tête de liste.
Ce sont trois influenceurs marocains actifs sur les réseaux sociaux qui dominent ce paysage.
Leur discours, d’apparence simpliste et accessible, se veut une invitation à la piété. Pourtant, il porte en lui les germes d’une radicalisation insidieuse, préparant le terrain à un extrémisme violent orchestré par d’autres branches de l’islam politique. En réalité, il ne s’agit que d’un jeu de répartition des rôles.
Le problème ne réside donc pas uniquement dans l’identité des créateurs de contenu, mais aussi dans la manière dont ce contenu est présenté.
Il est inconcevable que le discours religieux institutionnel demeure figé dans des formes traditionnelles, alors que les nouveaux médias redéfinissent les modes de communication.
Il devient impératif d’adopter des approches plus attractives et adaptées aux codes du numérique afin de diffuser un islam modéré et en phase avec les attentes des jeunes.
Un autre épisode, vécu personnellement, illustre ce glissement progressif de l’influence religieuse dans des sphères autrefois préservées. L’année dernière, à l’invitation d’un club étudiant, j’ai assisté à un événement social dans une prestigieuse école d’ingénieurs de Rabat.
En entrant dans l’amphithéâtre, je me suis installé au premier rang, observant les étudiants arriver peu à peu. À un moment donné, j’ai remarqué que la salle était remplie, mais qu’un détail troublant s’imposait :
les étudiantes étaient systématiquement placées à droite, les étudiants à gauche. Cette séparation n’était ni spontanée ni anodine.
Une main invisible œuvrait en coulisses, « ordonnant le bien et interdisant le mal ». Une scène qui, il y a quelques années, aurait été impensable, même dans les facultés de théologie et de sciences islamiques.
Le Maroc, qui a réussi à bâtir une expérience pionnière en matière de lutte contre le terrorisme, doit aujourd’hui investir davantage dans la communication avec les jeunes.
Il ne s’agit pas seulement de leur adresser un discours religieux adapté, mais aussi de mettre en place des politiques éducatives et culturelles capables de les prémunir contre les dérives idéologiques.
Cela passe par trois axes majeurs :
• Moderniser la communication religieuse :
Nos institutions doivent renforcer leur présence dans l’espace numérique en produisant un contenu engageant et attractif, en phase avec les centres d’intérêt des jeunes.
• Encourager la pensée critique :
Le système éducatif doit intégrer davantage de formations au raisonnement critique, permettant aux jeunes d’analyser les discours religieux et sociaux avec discernement, loin de tout embrigadement dogmatique.
• Promouvoir les valeurs de citoyenneté et d’ouverture :
La lutte contre l’extrémisme ne se résume pas à opposer un discours religieux modéré à un discours radical. Il s’agit aussi de développer des politiques culturelles et sociales qui favorisent la citoyenneté, le dialogue et l’intégration, sans exclusion ni stigmatisation.
En définitive, la lutte contre la radicalisation ne peut être uniquement sécuritaire ; elle est avant tout intellectuelle et culturelle.
C’est là le message sous-jacent de la conférence de presse du BCIJ : l’urgence d’adopter des stratégies à long terme, prenant en compte les transformations profondes de la société et des technologies, afin que le Maroc demeure un espace de tolérance et de stabilité.
Comme l’affirmait un grand penseur de la Nahda : « La jeunesse est une force capable d’édifier les civilisations, mais elle a besoin d’un encadrement intellectuel et spirituel pour ne pas devenir une énergie destructrice.»
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