
No other land de Basel Adra et Yval Abraham .. La terre, la caméra et le bulldozer
- Mohamed Bakrim//
Mine de rien, ce film débarque dans le paysage cinématographique comme un OVNI en ramenant moult interrogations sur des sujets qui sont au cœur du cinéma aujourd’hui. No other land interpelle en effet et cela au moins à trois niveaux :
Que peuvent les images face à un drame que subit toute une population que l’on arrache à sa terre et à qui on confisque tout ce qui fait son identité. Le film reposant à sa manière la légitimité du cinéma à aborder des événements historiques ou présents dans le jeu délicat du traitement entre spectacle et éthique.
Le film pose aussi la question du documentaire aujourd’hui face à la mutation que connaissent la production et la diffusion des images ; en d’autres termes la question du dispositif et l’identité même du documentaire face au tsunami médiatique.
Et le film est traversé explicitement ou en filigrane d’enjeux politiques qui émanent du récit filmique (de sa mise en scène) ; il est dans tous les cas le lieu d’un regard inédit sur un conflit majeur de notre temps.
Précisons d’abord que le film ne manque pas d’originalité, déjà dans son mode de production ; d’un point de vue institutionnel, il est présenté comme un documentaire Palestino-norvégien.
Dans son écriture et sa réalisation, il est en effet l’émanation d’un collectif Palestino-israélien composé de militants palestiniens et israéliens notamment Basel Adra et Yval Abraham que l’on voit par ailleurs dans le film, agissant comme vecteur narratif.
Le film a eu très vite, avant même sa sortie en salles un accueil international largement positif avec l’Oscar du meilleur documentaire et surtout le Grand Prix à la Berlinale.
Il s’ouvre par une séquence nocturne énigmatique qui peut se lire comme une parabole. On découvre un personnage dans son véhicule qui avance dans la nuit (n’est-ce pas la situation du spectateur face aux événements dits du Moyen-Orient ?).
Il est assailli de toutes parts de flux lumineux qui au lieu de rassurer créent une atmosphère d’angoisse et de doute. Un faisceau de signes complexes qui renvoient à la complexité de la situation politique qu’il aborde. Un texto reçu augmente cette atmosphère de suspense : un village est encerclé par l’armée. C’est la nuit métaphorique de la Palestine.
Deux informations majeures d’emblée : c’est un personnage qui bouge ; et le rôle du téléphone.
La séquence suivante apporte, avec la lumière du jour, un éclairage sur ce qui sera le sujet du film. Le personnage se présente à nous dans une voix off qui va nous accompagner/nous guider le long du récit.
Il s’agit de Basel Adra, un jeune militant palestinien, de la région frontalière, Massafer Yatta entre la Cisjordanie et la Palestine occupée. On comprend très vite, que son arme de résistance est la caméra.
Et c’est une résistance qu’il découvre dès son enfance avec la première arrestation de son père (rôle des images d’archives). De ce point de vue, le film est la chronique de la douleur d’une génération : on voit cette agression que subit l’innocence dès l’âge de 5 ans puis à 7 ans et aujourd’hui à l’âge adulte.
Le film accompagne cette douleur de 2019 à 2023…Il s’arrête en octobre 2023 : des images terribles d’une violence inouïe vont clore le film.
Car le conflit et les heurs avec l’armée d’occupation ne datent pas d’aujourd’hui. Celle-ci (l’armée) veut transformer cette région, ces terres en zone militaire.
Du coup, plus d’un millier de palestiniens sont expulsés ou « déplacés » – cette expression horrible qui cache mal la tragédie que vivent les gens. Basel est un homme d’images ; un jeune de son temps qui s’accapare un outil – les réseaux sociaux- que lui offre la modernité pour défendre sa cause symbolisée par la terre. Avec les mots en vogue c’est un « youtubeur » ; un influenceur.
Il filme la destruction progressive des villages de sa terre natale, dont les soldats israéliens démolissent les maisons et expulsent les habitants. Il filme surtout les gens ; sa famille ; ses voisins, les moments de confrontation. Sa caméra face au bulldozer. Tout un symbole.
Car les démolitions ne parviennent pas à « démolir » la volonté. Les images du film disent cette résistance : on démolit les maisons, les écoles…les habitants reconstruisent de nuit dans la clandestinité…ou se réfugient dans les grottes qu’ils transforment en lieu de vie. Opposant l’espoir, la joie de vivre à la machine destructrice.
Les mères magnifiques s’occupent de la famille, des animaux domestiques (un plan rapide mais éloquent du chaton à qui une maman donne à boire au sein de la grotte familiale !), et participent aux manifestations.
La meilleure résistance que les images captent avec empathie est illustrée par la joie de vivre et d’apprendre qui émane des enfants : ils sont beaux, avec de grands yeux qui sont, à eux seuls, la promesse d’un autre avenir. D’une utopie.
Un autre avenir qui se dessine avec l’amitié qui lie Basel avec Yuval, un journaliste israélien qui l’aide dans son combat, engagé lui-même dans un projet d’opposition à ce que subissent les populations civiles palestiniennes.
Il vient de la ville voisine qui porte le nom israélien de Beer-Shev’a. Son arrivée crée une contradiction porteuse d’interrogations et d’espoir.
Il est chaleureusement accueilli par la famille de Basel (sauf un petit enfant qui refuse de le saluer et se contente de le regarder d’une manière étrange donnant au film un joli moment de tension) et il est bosculé par les soldats.
Mais son malaise est plutôt intérieur. Bizarrement, c’est Basel qui apparaît plus serein que lui. Fataliste certainement. Yuval s’inquiète du nombre limité des réactions à ces textes de dénonciation ; Basel, qui en a vu d’autres lui reproche ce désespoir émanant de son impatience.
Leur échange, leur silence ; leurs rencontres furtives mais profondes dessinent en filigrane la dimension politique du film et expliquent certainement les réactions contrastées qu’il a suscitées.
Les Ultras du sionisme y voient déjà une œuvre antisémite. Hollywood l’a récupéré pour redorer son blason libéral et l’intégrer au système de l’industrie du spectacle mondial qu’elle gère même si l’académie est restée longtemps silencieuse face aux ennuis subis par Basil Adra à son retour chez lui.
Le film dit en effet que l’issue stratégique ne peut être que dans une Palestine historique ouverte à une coexistence de toutes ses communautés. Je le vois notamment à travers un clin d’œil implicite et intelligent au précédent historique que constitue l’Afrique du sud.
Il y a en effet toute une séquence du film qui décrit le système d’apartheid que génère l’occupation avec la distinction de couleurs (jaune versus vert) qui détermine le droit des uns et des autres à circuler : le « vert » des Palestiniens les enferme dans un ghetto et le « jaune » des occupants leur ouvre tout le territoire !
Le film est aussi – et je dirais presque avant tout – une proposition cinématographique, autour de la question du documentaire. D’un point de vue théorique, si je veux l’aborder à partir de la classification établie par Bill Nichols (le théoricien américain du documentaire), je dirai que No Other land s’inscrit dans le mode « réflexif » ; c’est-à-dire que le film se reflète sur lui-même : le cinéaste est à la fois auteur et personnage. L’instance d’énonciation s’observe elle-même en action.
Une confirmation d’une tendance qui caractérise le documentaire contemporain. Au lieu d’aller filmer le lointain (tendance historique du documentaire depuis son fondateur Falherty), on filme le proche ; les sujets de proximité (l’intime, la famille) dans ce sens j’ai envie de parler du documentaire-selfie : le sujet historique passe d’abord par le regard du sujet individuel.

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