Culture

My Land de Nabil Ayouch..Palestine –Israël : Champ /contre-champ

  • Mohammed Bakrim //

« J.-L. Godard : Palestiniens et Israéliens : fiction et documentaire

Dans son film, Notre musique, Jean-Luc Godard déclare : « le peuple juif rejoint la fiction tandis que le peuple palestinien rejoint le documentaire…

Champ : Les Israéliens marchent dans l’eau vers la terre promise /

Contre-champ : les Palestiniens marchent dans l’eau vers la noyade.

Les Israéliens sont sur Tf1, c’est la télé réalité. Et les autres sont dans un film de Fréderic Wiseman » …

Que peut le cinéma face aux bruits du monde ? Peut-être remettre la pensée à l’honneur. Il ne peut se substituer à l’analyse géopolitique ; ni prôner des solutions « prêt à porter ». Témoigner, capter des moments furtifs d’humanité au sein du chaos. Prôner la juste distance pour mieux voir le juste.

Comme le note l’historien et politologue spécialiste du Moyen Orient, Hamit Bozarslan : « A l’inverse des sciences sociales qui se sont interdit toute vocation d’éveiller les consciences ou de les soulager, la création artistique ne se charge pas d’exprimer une mémoire déchirée, à la fois collective et fragmentée, mais en lui offrant un espace de médiation, elle invite encore à garder vive la douleur du passé pour prévenir celle de demain ».

Comment le cinéma marocain a, dans ce sens, capté ce que l’on appelle dans le jargon diplomatique « la question palestinienne », omniprésente dans l’espace public à travers la récurrence de manifestations de soutien sous différentes formes.

Y compris, il y a quelques temps, l’organisation des journées de cinéma palestinien par le mouvement des ciné-clubs. Journée ayant connu un franc succès populaire notamment à l’orée des années 1980, au moment de l’invasion du Liban.

Invasion qui a eu pour conséquence l’occupation de Beyrouth, les massacres de Tell Zaatar et l’exil marin vers Tunis des résistants palestiniens. On peut affirmer sans risque d’erreur que la Palestine, comme thème a été abordée différemment d’une manière explicite ou implicite dans plusieurs films marocains (dans divers formats et genres).

Notamment par le groupe de Casablanca (Lagtaâ, Chraïbi, les frères Derkaoui, Benjelloun, Hakim Noury). Le moment dramatique de la guerre du Liban, par exemple, a été capté par des films qui étaient en plein tournage et l’ont intégré à leur récit via la bande son, lors de la phase de la post production.

Je pense notamment à ces deux bijoux : Les beaux jours de Shéhérazade de Mostafa Derkaoui (1982) et Le coiffeur du quartier des pauvres de Mohamed Reggab (1982). Le recours à la voix de la radio pour ramener et insérer une tragédie humaine au sein du récit d’un drame local.

Dans le film de feu Reggab, la citation radiophonique de la guerre  arrive dans une très scène édifiante où l’on voit le fquih Si Allal (inoubliable Omar Chenbout), métaphore de l’intellectuel opportuniste, se mettre à terre au service d’une bourgeoisie dépravée.

Face à cette thématique qui appelle une investigation approfondie, un film en particulier mérite un arrêt sur image en ces moments douloureux que traverse notre sphère géoculturelle. Il s’agit de My Land de Nabil Ayouch (Maroc-France ; 2012 ; 82 mn).

Film qui intègre en toute cohérence la démarche du cinéaste. De la fiction « documentée » : Ali Zaoua ; Chevaux de Dieu ; Much loved…des films qui sont l’émanation d’un scénario fortement référencié en termes de personnages et de lieux : les enfants de la rue ; Sidi Moumen ; Marrakech ; les attentats du 16 mai…

Au documentaire « fictionnalisé » : My Land, documentaire en termes institutionnels ayant recours aux outils de la fiction : personnage principal, narrateur omniscient, musique off …

Globalement, c’est un cinéma porté par des personnages voyageurs, itinérants, condamnés à l’errance vers une certaine utopie. Des sujets condamnés à subir ; donnant l’impression de se retrouver là où il ne faut pas et qui se voient transformés par une rencontre, par un hasard.

C’est le cas du couple de Mektoub, de Lola, et des enfants de Sidi Moumen, aussi bien ceux de Ali Zaoua que ceux de Chevaux de dieu…ou ceux encore et d’une manière plus positive de Haut et fort.

Un programme narratif tracé explicitement dans son premier court métrages, Les pierres bleues du désert (1992). Programme que l’on retrouve en filigrane dans les autres films : un personnage central en rupture de ban, exclu d’une forme de communauté et qui se retrouve sur une voie qui mène vers une utopie, en l’occurrence les pierres bleues (un mirage, un mythe, une illusion pour les autres mais un cap pour le héros de Ayouch).

Ces pierres bleues vont se décliner différemment dans le corpus filmique global. La fuite du couple de Mektoub pour le rétablissement d’une certaine vérité.

Le désir d’altérité de Lola (illustré éloquemment par la danse orientale) et qui se traduit par un voyage au propre et au figuré vers l’autre.

Le contrat symbolique des enfants amis de Ali Zaoua pour lui assurer un enterrement digne…la quête de l’absolu céleste pour les « chevaux de Dieu », la recherche d’une visibilité sociale pour les jeunes rappeurs de Haut et fort : les pierres bleues changent de couleur ou de désignation mais elles sont là d’une manière ou d’une autre pour nourrir le récit d’une vie.

On peut d’ailleurs poser ce postulat pour aborder le « documentaire » My land à travers le double registre du document sur une vie, celle du narrateur/ auteur, en l’occurrence Nabil Ayouch : la voix off inaugurale ouvre sur une piste autobiographique ; on apprend ainsi qu’il est de père musulman et de mère juive. Et de document sur des vies brisées, d’une manière ou d’une autre (celles des Palestiniens des camps de réfugiés et celles en contre-champ des Israéliens).

Le film s’ouvre sur une voix off (le son avant l’image) qui accompagne le trajet vers un horizon incertain (aucun panneau de signalisation sur la route qui porte la voix que l’on entend).  Le recours à la voix off interpelle les auteurs du documentaire.

Dans la pratique moderne, les cinéastes du documentaire fuient délibérément l’usage de la voix off par crainte de verser dans une forme de didactisme. Dans ce sens, le refus de la voix off cherche à tirer le documentaire du côté du cinéma et l’éloigner du reportage. Tout est question cependant de l’usage que l’on en fait.

Sa présence n’est pas condamnable dans l’absolu ; elle offre des possibilités du renouvellement du genre. Elle s’inscrit dans une double fonction : narrative et subjective.

C’est le constat que l’on peut dégager du recours mesuré à la voix off dans le film de Ayouch. On peut parler d’une fonction subjective qui débarrasse le récit de l’anonymat du narrateur omniscient ; avec la voix de Ayouch on passe du « nobody’s point of view » à « sombody’s point of view ».

Elle est autant narrative (elle guide notre regard d’un point « a » vers un point « b ») et subjective puisqu’elle permet de restituer une expérience personnelle. C’est donc une voix off = voix-je, voix du cinéaste.

Elle relève de l’intimité (restitution d’un état d’esprit, d’une émotion). Elle contribue également à la narration : elle organise le récit ; elle retranscrit un itinéraire physique (la route) mais aussi spirituel.

La voix-je de l’ouverture de My land est celle d’un cinéaste qui se raconte ; elle s’inscrit dans un questionnement existentiel qui est aussi politique. Le projet du film étant la reconstitution d’une mémoire ; elle donne lieu à un exercice de subjectivité assumé par la voix off sur un fait historique dans un geste qui l’opposerait au discours politicien ou à l’objectivité des historiens.

My land s’ouvre sur une séquence fortement codée, celle d’un dispositif qui assure au documentaire un horizon de vraisemblance (un ensemble de conventions partagées par le documentariste et son spectateur) avec un modèle d’ouverture qui oscille entre le modèle du documentaire classique et le reportage.

D’emblée, des signes iconiques, verbaux indiquent que nous sommes en présence d’une subjectivité, un documentaire à la première personne. L’auteur se présente sous la figure de l’enquêteur à la recherche d’une explication.

Ayouch s’intègre à son film, montre qu’il en fait partie et que ce n’est pas seulement le cinéaste qui parle mais aussi l’homme qu’il est. C’est lui qui fait le choix de confronter le regard des uns et des autres sur la même problématique.

C’est lui dont on entend le premier la voix et que l’on découvre dès les premières images face au paysage palestinien. Du coup le film ne peut être réduit à une compilation de témoignages.

Ce n’est pas uniquement un documentaire, c’est aussi l’expression d’une volonté, d’un point de vue politique. C’est la voix d’un cinéaste qui veut dire quelque chose. Il prend position à l’égard de l’injustice que subit le peuple palestinien ! Une œuvre faite de différentes voix : celles des palestiniens de l’exil, jeunes, vieux, enfants et des Israéliens de différentes générations.

On retrouve ici une convention du documentaire politique, pratiquée notamment par Jean-Louis Comolli dans sa série politique sur Marseille. Sauf qu’avec My land c’est l’auteur lui-même et non un journaliste comme chez Comolli, qui nous sert de guide pour élucider une question : le partage de la Palestine entre deux communautés. Nous voyons avec ses yeux tandis qu’il nous permet de comprendre ce que nous voyons.

Un montage alterné permet une entrée dans le sujet et une appréhension de la complexité inhérente à la quête de vérité-justice. Le cinéaste rejoint ici, l’historien ou le chercheur en sciences sociales. Si la quête de vérité du cinéaste et du chercheur et les résultats de leurs enquêtes offrent quelque coïncidence, les désirs du chercheur et du réalisateur de cinéma diffèrent sensiblement.

L’un (le chercheur) veut révéler des faits à partir d’hypothèses définies. L’autre (le documentariste) recherche, en plus et au-delà de l’exactitude, des innovations dans les façons de décrire la complexité, l’ambiguïté, l’ambivalence des relations entre deux communautés qu’un fossé sépare. My Land est dans ce sens « un cinéma de la complexité » pour paraphraser Edgar Morin, le père de cette théorie.

Complexité car le film implique de faire confronter une mémoire à une absence de mémoire. La mémoire des réfugiés palestiniens est un temps arrêté (grosso modo autour de la fin des années 1940), c’est le temps de La Naqba. C’est une sorte de présent éternel dans la mémoire des grands-mères et des grands-pères.

Ces gardiens de la mémoire, filmés dans un camp du sud Liban restituent parfois avec moult détails leur passé(les maisons, les arbres, les voisins juifs avant l’arrivée de sionistes…), le passé du film qui est la Palestine perdue.

Une « mémoire fertile » pour reprendre le titre du documentaire (1980) du cinéaste palestinien Michel Khleifi. La configuration de l’espace filmique restitue ce conflit. Une configuration qui dit une rhétorique de cette compétition de récits mémoriels.

Dès la scène d’ouverture le film instaure une dichotomie entre un espace du présent incarné par la route moderne que traverse le personnage narrateur et un espace de mémoire incarné par des ruines et un paysage délaissé. Dichotomie exacerbée par la dualité des lieux qui accueillent les témoignages des uns et des autres.

Les Palestiniens sont doublement enfermés ; dans leurs souvenirs qui nourrissent l’espoir d’un retour et enfermés physiquement dans un espace exigu, souvent fermé, sans horizon et des ruelles encombrés qui ne mènent nulle part. Ils sont souvent filmés en plans serrés.

En contre-champ, les Israéliens sont filmés dans des espaces ouverts, verdoyants, captés parfois en plan américain renvoyant à un rapport harmonieux avec l’espace où ils évoluent. En outre, il y a beaucoup d’horizons, du mouvement et de l’animation.

D’un enferment l’autre. Ici, le discours reste enfermé dans le storytelling des pères fondateurs sionistes. Les plus jeunes acculés par les images des réfugiés que leur ramène le cinéaste développent une panoplie de réactions variées qui assurent au film sa dimension humaine.

Le montage final renvoie à une certaine impasse illustrée par les silences, les hésitations des uns et des autres. Voire une certaine fragilité de l’édifice bâti sur une usurpation. Le jeune israélien revenu blessé et handicapé de son service militaire offre au film un grand moment d’émotion.

Il demande à voir, à comprendre. C’est l’alter ego du jeune palestinien qui montre son fils encore bébé à la caméra et dit au cinéaste : « comme ça il sera vu en Palestine grâce à ton film ».

Une scène me semble emblématique de tout le propos du film. Celle de la rencontre avec Eschel Shpiro (84 ans), universitaire retraité américain qui a choisi de venir vivre au Kibboutz Sasa, à la frontière avec le Liban, suivant en cela ce qui lui a été dicté par les idéologues du sionisme.

Il avoue lui-même être touché par les images des réfugiés Palestiniens mais reconnait qu’il est impossible de revenir en arrière. « Cette terre a déjà connu d’autres occupants, c’est à nous de l’occuper maintenant », se justifie-t-il en mobilisant une fiction historique.

Il dirige alors le cinéaste vers un endroit pour lui montrer une clé en fer rouillé, accroché au mur. Elle est en elle-même la symbolique de tout le drame qui se joue. Ne dit-on pas dans la presse que « la question palestinienne » est la clé de la solution de la crise du Moyen-Orient ?

Détenir une clé, c’est avoir un droit légitime sur la porte qu’elle ouvre et sur le lieu auquel elle donne accès. Or, c’est une clé palestinienne. Elle n’a pas été restituée à qui que ce soit.

Son propriétaire l’a laissée là, étant sûr qu’il allait revenir ; chassé de chez lui mais son chez lui reste. Celui qui détient la clé à le pouvoir d’en accorder ou d’en refuser l’usage.

Dans son sens symbolique, la clé ouvre à la compréhension, dévoile un mystère.

          

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