Mort à vendre : Le crépuscule des héros
- MOHAMMED BAKRIM //
Une ville, trois destins. C’est une autre manière de faire le résumé du nouveau film de Faouzi Bensaidi « Mort à vendre ».
Il met d’emblée en scène trois personnages : Malik et Soufiane qu’on découvre l’un après l’autre à la porte d’une prison ; ils sont vite rejoints par leur ami Allal qui vient de purger sa peine ; il salue rapidement un homme d’un certain âge – on comprendra plus tard qu’il s’agit de son père- avant d’aller vers sa vraie « famille », son clan, ses compagnons d’infortune.
La séquence nous les montre déambuler en ville. Entre en scène alors l’autre composante du récit, l’espace. Des indices iconiques et géographiques nous permettent de reconnaître la ville de Tétouan.
Très vite aussi l’accumulation de certains éléments filmiques (l’ambiance, les décors) et cinématographiques (la lumière, certains cadrages nocturnes…) amènent le cinéphile averti à se poser une première hypothèse : pour son troisième long métrage, Faouzi Bensaidi a choisi de s’inscrire dans une tradition de genre, le policier américain ou ce que les théoriciens français du cinéma qualifient de film noir.
Dans Mille mois, nous sommes en présence d’un récit linéaire porté par une écriture quasi académique s’inspirant du néoréalisme et de l’esthétique asiatique avec une touche personnelle qui renvoie à des éléments de la culture locale et personnelle du cinéaste donnant in fine une œuvre fortement structurée.
A ce propos Faouzi avait parlé, sur un ton amusé, lors de la présentation de son film à Cannes « d’un film de vieux » ; à prendre bien sûr non pas au sens biologique mais professionnel du mot.
WWW pour sa part ouvre une autre piste dans le cheminement du travail du cinéaste ; plus ludique dans sa mise en scène avec un jeu de références et de clins d’œil clairement affichés à toute l’histoire du cinéma mais avec au fond une thématique constante : de la déchirure et l’incommunicabilité.
Le nouvel opus offre une première synthèse de cette démarche en stabilisant les choix esthétiques autour des codes du cinéma de genre, en l’occurrence le film noir. Genre très stylisé d’abord au niveau de l’image avec des caractéristiques qui relèvent quasiment de la signature et au niveau dramatique avec des personnages emblématiques fortement marqués et une évolution vers une fin incertaine.
Rapidement on pourrait rappeler quelques indications dans ce sens ; le film noir, dans sa majorité, se distingue par la récurrence des données suivantes :
– Un espace urbain hostile ou indifférent filmé majoritairement la nuit ; ici, Tétouan, ville énigmatique « féminine » qui cache son jeu ; offre un cadre idoine à une intrique aux multiples ficelles
– Une atmosphère d’angoisse et d’incertitude ; filmée la nuit, ou au crépuscule ; un jeu d’alternance entre l’intérieur et l’extérieur accentue cette dimension d’incertitude.
– Le réalisme social autour des trois personnages, le récit installe un environnement ancré sociologiquement : le boulanger ; la classe ouvrière à l’aube ; le flic ripoux ; le trafic illicite des marques
– La fragilité des personnages principaux ; pris d’emblée à la porte d’une prison, les personnages évoluent dans un espace fermé ; fragilisés d’emblée
– La femme fatale ; dans le film, elle porte bien son nom : Dounia/la vie. Elle fonctionnera comme révélateur, comme moteur narratif et comme dynamique actantielle
– L’organisation et la réalisation d’un coup de force ; de petits larcins, le trio passe à un coup : l’attaque de la bijouterie. Mais comme dans une logique différenciée, chacun compte y trouver une forme de sortie de secours ou de rédemption
– L’issue tragique. Elle est inscrite dans le titre du film ; dans la séquence d’ouverture et en filigrane du récit
En fait, nous avons synthétisé ces données avec en filigrane le cas précis du film de Faouzi Bensaidi.
C’est presque le conducteur du film ; nous sommes pratiquement partis du film vers le genre qui le fonde. Néanmoins, il ne s’agit nullement d’une grille ou d’une recette qu’il suffit de transposer ou de mettre en application pour s’afficher film noir.
C’est beaucoup plus un feeling et une attitude qu’une technique. Certes, le genre a vu son émergence et a connu ses années de forte présence dans l’Amérique des années 40 et des années 50. Des cinéastes, John Huston par exemple, des films, « Assurance sur la mort », pour ne citer qu’un, lui ont donné ses lettres de noblesse.
Tout cela dans un contexte politique et social particulier. La guerre froide, l’affrontement idéologique, la chasse aux sorcières ont fatalement favorisé l’émergence d’une ambiance que le film noir a parfaitement illustrée. Mais le style, la touche… ont transcendé le contexte américain précis pour revenir en Europe et dans d’autres contrées, dans d’autres contextes socio-culturels qui l’ont adopté/adapté à leur démarche.
L’esthétique du film noir ne trouve-t-elle pas ses origines elle aussi en Europe avec l’expressionnisme, le néoréalisme avant de trouver sa synthèse aux USA ?
C’est une tendance et non un dogme avec un cahier de charges établi pour être appliqué. Il y a au sein des genres, la place pour l’exercice de la liberté…pour ceux qui ont bien compris le jeu.
C’est la démonstration que nous en offre Faouzi Bensaidi : il revisite un genre dans une démarche très personnelle. Très libre.
Originale en somme. Mon hypothèse est que l’originalité, installée par rapport aux codes du genre, réside d’abord dans le système des personnages construit autour du trio central.
Les trois personnages arrivent au sein du récit par touches successives pour aboutir à des profils bien ancrés dans un contexte social et psychologique.
Des êtres fragilisés par leur origine, leur parcours et par l’impasse qui clôt leur parcours. Ce ne sont pas des marginaux, apathiques et désintéressés de la vie. Le trio de Mort à vendre, au contraire, carbure à la vie et charrie du désir à en mourir.
Désir d’un ailleurs, d’une utopie…avec Malik, Soufiane et Allal nous passons du film noir à Shakespeare. Trois parcours, trois destins écrasés par l’histoire. Il est alors utile de voir comment ils gèrent ce destin qui les mène vers une issue tragique.
Malik (Fehd Benchemsi magnifique) me semble être marqué par le romantisme ; il croit à l’amour. Il a un rapport sentimental et platonique avec les femmes. D’abord sa sœur Awatif (belle interprétation de Nezha Rahil) ; il la comprend, la défend et devient fou de vengeance quand elle meurt dans des circonstances terribles.
Quand il croise Dounia (Imane Mechrafi, la surprise agréable du film) sa vie change définitivement. Le film les fait rencontrer dans l’une de ses plus belles scènes faite de poésie, de beauté et de paradoxes : l’échange idyllique entamé autour d’une boisson se fait par-dessus une…décharge publique. Beauté et laideur.
Une scène oxymore ! Pasolini n’est pas loin. Pour l’amour de Dounia, Malik se livrera tout entier comme il livrera les siens pour elle…le coût sera fatal. Le jeu des noms propres des personnages n’est pas un hasard : Dounia (la vie)= dnia ghdara ! En face il y a Malik= malak (l’ange).
La scène finale nous confirme cette dimension angélique du personnage. Il rejoindra peut-être le ciel… Le ciel, c’est le choix radical de Soufiane (Fouad Labied, l’acteur fétiche de Bensaidi). A Malik le romantique, s’oppose Soufiane le mystique.
Ayant vécu de petits vols, des sacs à main de préférence (sa cible de préférence ce sont les lycéennes !) il voit sa vie basculer lorsqu’il a été pris et lynché par des jeunes sauvageons de la ville ; il est sauvé par des fondamentalistes qu’il rejoindra corps et âme.
Sa rédemption est extrême, illustrée par cette scène énigmatique du feu de la forêt. Cette séquence mérite un traitement à part, tellement elle se démarque de l’ensemble et s’offre comme un acte fondateur de quelque chose qui vient. Les trois personnages ne reviendront pas indemnes de cette virée.
Le spectateur de Faouzi Bensaidi aussi. Reste le troisième, Allal (très belle prestation de Mouhcine Malzi, la révélation). A côté du romantique et du mystique, Allal offre la figure du rebelle. Face au sentimentalisme de Malik, à l’absolu théologique de Soufiane, Allal développe une logique pragmatique, terre à terre. Conscient des enjeux, il est aussi lucide. Avec lui, on sait que l’homme est seul.
Il réinvente son humanité au moment où il est trop tard. C’est cet ultime moment que capte Mort à vendre. La mort est gratuite en fait là omniprésente dans un espace qui accule au désespoir.
Les images du film nous situent, grâce à un magnifique traitement de la couleur et de la lumière, dans une ambiance crépusculaire ; dans un hiver psychologique où l’espace agit comme actant opposant : nulle part cette ville, calme d’apparence, n’offre de lieux de répit pour ses héros issus de notre monde. Partout, les antagonismes éclatent et entrainent les personnages dans un engrenage infernal.
La boîte, la maison, la famille…partout la petite violence prépare et annonce la grande violence. Apparaît alors une figure qui nous ramène au genre, l’inspecteur Debbaze (Faouzi Bensaidi, excellent) flic-ripoux, maître d’œuvre de ce drame, tirant les ficelles et nourrissant certainement le fol espoir lui aussi de réussir un super coup qui lui permettra de s’en sortir : c’est ce qui explique la forte présence des médias pour filmer l’arrestation du gang ? rêvant, à l’instar de ceux d’en face d’un ailleurs.
Sa présence, finalement nous sort du réalisme social et nous ramène au cinéma dans sa version spectaculaire avec la très belle séquence d’action de l’attaque de la bijouterie.
Il met en scène sa prestation comme il dirige ses détenus comme un cinéaste dirige des acteurs : la scène dans la voiture de police quand il demande à Malik et à Dounia de s’embrasser est à forte charge symbolique notamment par les temps qui courent !
Au premier degré, celui inhérent au récit (à la diégèse) c’est l’inspecteur Debbaze qui demande à son protégé Malik (il veut d’en faire un indic) d’embrasser Dounia (fille de nuit qui travaille dans une boîte que Malik aime beaucoup).
Une mise en scène qui approfondit le profil et le caractère du personnage atypique, fait de paradoxes et d’extravagance.
Mais la scène peut se lire aussi au deuxième degré à savoir que c’est quasiment le making of d’un tournage où Faouzi Bensaidi, réalisateur, dirige ses acteurs, Fehd et Imane, et leur demande de s’embrasser… ou encore, à un niveau plus symbolique, c’est l’institution censée sévir contre les atteintes aux bonnes mœurs qui invite deux jeunes à s’embrasser…au cinéma !
Faouzi Bensaïdi :Filmer la ville comme le visage d’un acteur
Le chiffre 3 renvoie forcément à trilogie : peut-on alors dire qu’après Mille mois et WWW, Mort à vendre, ton troisième long-métrage vient boucler une étape dans ton cheminement cinématographique ?
On peut le voir à la fois comme une expérience à part entière, car je m’attaque pour la première fois au classique, dans ce qu’il a de beau et fort, je reprends les schémas et les codes du film noir mais je ne les pervertis pas autant que dans « WWW », je les revisite, je donne une version. En même temps c’est un film synthèse des deux premiers. Il y a le souffle tragique, le rapport à la nature, le romanesque, le réalisme de l’atmosphère et des personnages comme dans « Mille Mois » ; et il y a le film de genre, l’urbain, la contemporanéité, l’envie de filmer des scènes clés dans l’histoire du cinéma comme la poursuite, la mort des amants dans « www » ou alors le vol d’une bijouterie dans « Mort à vendre ».
Le scénario de Mort à vendre est très dense, d’abord parce qu’il s’agit d’un groupe de personnages à suivre ensuite par l’importance accordée à leur environnement aussi bien physique (la ville est omniprésente) que sociale (la famille…)
C’est entre le roman noir américain et la tragédie shakespearienne. La ville ses faubourgs, la nuit, les personnages de la marge, la violence, une famille qui se déchire, des destins qui pousse vers le sans issus. J’ai toujours voulu que ce film de genre atteint la force d’une tragédie moderne. C’est vrai qu’on m’a dit que j’aurais pu faire un film entier sur chacun des personnages, la sœur est un formidable personnage, à qui Nezha donne beaucoup de sensibilité, peut faire un drame intimiste sur le destin de cette jeune femme, instruite, libre qui assume un amour interdit. Sa relation avec son frère est très belle. Les deux sensibilités des acteurs, celle de fehd aussi, ont donné une grande force à cette intrigue secondaire. Lui le petit voyou de la rue, capable de grandeur, car il la comprend et lui pardonne.
Cette importance du scénario ne semble pas cependant influencer l’écriture du film qui semble plutôt être porté par le désir de mettre en scène, de s’inscrire dans le cinéma, davantage encore que dans WWW où ce désir de cinéma s’affiche presque dans une approche ludique. Tu pousses à l’extrême l’envie d’un édifice construit autour du style.
Exactement, la mise en scène doit être aussi forte, belle et sensible. Pas une beauté pour la beauté elle-même, ça ce n’est pas intéressant. Mais que la mise en scène prend en charge l’ensemble, sa cohérence, traduire cette vision du monde et des êtres par la force de l’invisible. Le cinéma qui est l’art du « visible » par excellence devient intéressant quand il atteint cette force de l’invisible et parle à notre inconscient, procure un plaisir et une émotion que seule la musique égale. La suite des plans, le mouvement des acteurs et des éléments du monde dans un cadre, les bruits, les sons, les musiques créent « un monde qui se substitue à notre regard »…N’est-ce pas !!!Bien sûr les dialogues, l’histoire, les personnages mais s’il n’y a pas ça, pour moi, c‘est même pas la peine de faire un film. Car dans beaucoup de films, il n’y a pas de cinéma
Le travail de l’image donne au film une dimension picturale indéniable ; les plans larges sont de véritables tableaux de peinture. Comment tu as mené ce travail avec ton directeur de photo pour obtenir ce rendu de la couleur qui est presque du noir et blanc…
Nous avons déjà travaillé ensemble lors de mes courts métrages, ça aide, on se comprend. Il comprend l’image que je veux et nous partageons le même désir du cinéma, c’est vrai aussi avec les acteurs ou l’ingénieur de son. Se nourrir de ce que je leur donne pour qu’ils créent. L’essentiel de l’image sur « Mort à vendre » c’est cette superbe lumière d’hiver, presque unique à Tétouan et comment la ville et la nature autour la prend et la reflète. Le gris vert bleu est la tonalité du film. La caméra devait regarder la ville comme le visage d’un acteur.
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