Culture

L’hommage de Tanger à Latif Lahlou: La trilogie rurale

  • MOHAMMED BAKRIM

La cérémonie d’ouverture de la 23ème édition du festival national du film (Tanger 27 octobre-4 novembre) a été marquée, entre autres, par l’hommage rendu à des personnalités du cinéma et des médias. L’hommage au pionnier Latif Lahlou a été l’occasion de la projection de son premier long métrage de fiction, Soleil de printemps (1969) dans une version numérisée. La riche filmographie de Latif Lahlou compte également des documentaires ; il a notamment filmé le Haouz, région récemment sinistrée par le terrible séisme du 8 septembre 2023. Tanger aurait été une bonne opportunité de montrer ces courts métrages dans un double hommage, au cinéaste et à ce Maroc authentique qu’il a tant défendu et filmé. Retour sur cette dimension du travail du vétéran du cinéma marocain.

 

L’hommage de Tanger à Latif Lahlou: La trilogie rurale - agadirtoday.com
Et ils cultivèrent la betterave de Latif Lahlou (1963)

 

Dans un entretien qu’il m’avait accordé à l’occasion de l’édition d’un coffret comportant les DVDs de ses films, Latif Lahlou avait émis un commentaire sur ses courts métrages des années 1960 :

« ce sont des courts métrages majeurs pour moi parce qu’ils présentent mes convictions, une certaine vision de la vie et mon approche pour porter ce regard, sur ma société. Même mes premiers travaux qui datent des années 60, je les revendique fortement parce que je reste persuadé que leur propos est clair, juste et porteur ».

Après des études académiques (sociologie à la Sorbonne) et des études professionnelles (IDHEC, 14ème promotion, 1959) Latif Lahlou est rentré au Maroc ; et comme de nombreux jeunes cinéastes lauréats de la prestigieuse école parisienne, il rejoignit le Centre cinématographique marocain.

Pour ce natif d’El Jadida en 1939, la rencontre avec le cinéma fut sous de bons auspices. Il me raconta en effet que grâce à leur enseignant de français, il assista avec ses camarades de classe à une partie de tournage d’Othello d’Orson Welles ; tournage mené entre les villes de Mogador et de Mazagan à la fin des années 1940. Au CCM, Latif Lahlou occupa divers postes de responsabilité et contribua à la production et/ou à la réalisation de plusieurs films.

On peut parler au sein de sa filmographie d’une première phase que je qualifie de socio-ethnographique (versus la phase socio-psychologique pour les longs métrages de fiction) ; celle qui va, grosso modo de 1959 à 1969.Elle est marquée par la réalisation d’une vingtaine de courts et moyens métrages inscrits dans l’approche de la ruralité.

En 1963, il réalise son premier court métrage, Et ils plantèrent la betterave. Il entame ainsi ce que l’on pourrait qualifier aujourd’hui de « trilogie rurale » avec Sin Agafaye (1967) et Du côté de la Tassaoute (1968).  Des films qui s’inscrivent dans le contexte politique et culturel voire idéologique de l’époque. Répondant, d’un côté, à une commande de l’Etat mobilisé dans un processus de réorganisation et de modernisation du pays ; et de l’autre, ce sont des films portés par une vision, un regard plein d’empathie pour les sujets filmés par un cinéaste soucieux pour sa part d’inscrire son cinéma au diapason de ses idéaux.

Latif Lahlou fait de la sociologie filmée, voire de l’anthropologie ; non seulement encouragé par sa solide formation universitaire en la matière mais également grâce à la collaboration qu’il entama très tôt avec Paul Pascon, intellectuel engagé et père de la sociologie rurale marocaine. Il ne filmera pas la campagne marocaine avec le regard de l’expert neutre. Il s’attacha à restituer avec beaucoup d’humanisme, ce qui fait l’âme de cette ruralité y compris dans sa dimension mystique (Sin Agafaye) et à capter les mutations qui vont bousculer un mode de vie ancestral.

Le premier volet de cette trilogie, Et ils cultivèrent la betterave (1963 ; noir et blanc, 30 mn) se présente comme un documentaire institutionnel.  Il est l’émanation de la politique de promotion de l’Office national des irrigations. Un outil d’intervention de la politique publique agricole. Une structure étatique née dans le sillage des projets ambitieux lancés dans le sillage de la première expérience d’un gouvernement d’inspiration progressiste au Maroc (1958- 1960).

Latif Lahlou mena à bien cette commande avec un récit documenté d’où émane optimisme et espoir. Dans ses rapports aux gens qu’il filme, on sent que Latif Lahlou a été certainement marqué lors de ses années de formation par l’ethno-fiction de celui que l’on présente comme le père du documentaire, Robert Flaherty : faire un film non pas sur les gens mais avec les gens. Ici, pratiquement au sens propre : les paysans sont filmés dans leur propre rôle pour capter leur réaction face à ce que l’irrigation moderne et l’agro-industrie vont provoquer comme changements.  La campagne va connaître deux modes de vie et le film capte les évolutions, les mutations et les résistances que la modernisation va provoquer.

Certes, la nature institutionnelle du travail a imposé au film une démarche sobre et une approche didactique dominante, néanmoins, il dégage un rythme, une vivacité qui lui assurent une certaine historicité.

Le film s’ouvre avec des images de souk, figure incontournable quand il s’agit de filmer la campagne marocaine. Lieu hautement stratégique en termes économiques mais également lieu d’échange social et culturel où se développe un commerce au sens large, y compris pour se tenir informé de l’état du monde. Le souk est filmé en plans larges qui donnent un aperçu de son importance. Une foule traverse un pont pour s’y rendre ; une métaphore de ce passage d’un monde à l’autre qu’abordera le film avec le choix de la culture de la betterave à sucre.

Le film dans la tradition de l’époque est escorté par une voix off qui émet un commentaire officiel et explicatif ; les scènes sont portées par une musique d’inspirations diverses. La dynamique du film provient de sa construction sur le modèle d’un récit initiatique. Avec un schéma narratif explicite : une situation initiale, un développement et une situation finale relevant du happy end. Une véritable séquence d’exposition met en place les personnages et « l’intrigue » qui porteront le récit. Nous découvrons en effet T’hami, agriculteur, désespéré, il trouve de la peine à vendre les produits de son champ ; il est acculé à accepter ce que lui impose la loi du marché.

Il n’est pas seul dans cette situation. Il retrouve en effet son ami Bennaceur obligé de rebrousser chemin avec le poulet qu’il comptait vendre au souk. L’élément déclencheur sera la rencontre avec leur ami Miloud ; lui, il est déjà dans une autre dimension illustrée par l’opposition entre le moyen de transport utilisé par l’un (Miloud) et les deux autres (vélo versus âne). C’est lui qui va les initier à la nouvelle culture. Ils s’installent dans un café, autre lieu de référence pour le souk. La radio émet des informations sur l’importance du sucre dans la consommation des Marocains. Le choix de cultiver la betterave à sucre est une contribution à l’évolution économique du pays.

Le développement du récit met en avant le rôle des techniciens de l’Office de l’irrigation qui encadrent le choix fait par le paysan et le guident ainsi vers une nouvelle configuration économique (rôle de l’argent par exemple). Comme il met en scène également les différences dans l’attitude des paysans retrouvant le découpage anthropologique inhérent à la campagne : les pionniers (cas de Miloud) les hésitants (T’hami et Bennaceur) et les récalcitrants avec le cas de Abdelkader qui va même apparaître comme un antagoniste. Mais le bon sens va finir par l’emporter et des scènes de solidarités des paysans entre eux, hommes –femmes vont trouver leur point d’orgue dans la fête finale.

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Sin agafaye de Latif Lahlou, 1967

C’est un des titres emblématiques de l’âge d’or du court métrage et du documentaire au Maroc, Sin Agafaye (les deux canaux, en langue amazigh). Sin agafaye aborde une réalité complexe, celle de restituer un rite ancestral, relatif au partage communautaire de l’eau, en mettant en relief, par le  travail de l’image accompagné d’un beau texte de commentaire off, l’apport de l’investissement humain dans le dur labeur qu’imposent les conditions de vie à la campagne.

Le film est le résultat d’une collaboration fructueuse entre le cinéaste et une figure de proue de la sociologie marocaine, le regretté Paul Pascon (1932-1985). Latif Lahlou rapporte à cet effet : « au cours d’une discussion, Paul Pascon grand spécialiste du Haouz de Marrakech me raconta une légende mise au point par les habitants de la région de Lalla Takerkoust pour établir et sacraliser une entente entre eux pour éviter les disputes qui survenaient toujours à l’occasion de l’utilisation des eaux d’irrigation… ».

Le film accompagne en effet l’action des paysans dans leur projet collectif, loin de toute intervention extérieure pour organiser un partage équitable de l’eau en s’inspirant à la fois de l’héritage mythologique (la légende rapportée par les ainés) et du sacré (c’est une prière collective qui vient consacrer l’accord et bénir le résultat obtenu). Aucun artifice n’est introduit ; les gens sont filmés dans leur geste quotidien ; le film donne l‘impression positive que la mise en scène émane des gens eux-mêmes. Les personnages seuls ou ensemble prennent en charge l’organisation de leur présence à l’écran. Il ne s’agit plus de guider mais de « suivre ».

La caméra de Lahlou finit par intégrer la communauté en toute discrétion, suivant et rapportant les différentes phases de préparation et de réalisation des deux canaux d’où jaillira équitablement l’eau bienfaitrice vers les deux parties du village séparées par la vallée. Le film apparaît alors comme un hommage à cette communauté amazighe, pratiquement recluse du haut atlas, ce que n’a  pas manqué de souligner le réalisateur : « le génie de nos paysans  qui ont su, par cet acte collectif de Sin agafaye (les deux canaux) éviter toute intervention extérieure coercitive et sauvegarder leur liberté d’action et l’indépendance de leurs mouvements en garantissant une harmonie sociale entre eux ».

La pierre de partage est pour le cinéaste l’illustration de « l’esprit inventif » de ces populations ; elle se laisse lire aujourd’hui au-delà de sa fonction pratique comme le symbole d’une valeur sociétale amazighe majeure, l’esprit d’indépendance et l’autonomie d’action.

 

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En passant par la Tassaout, Latif Lahlou, 1968

 

Le troisième volet de cette trilogie de la ruralité,  En passant par la Tassaout,  amène plusieurs changements dans la démarche documenatire du cinéaste. D’abord, dans la durée, on peut parler d’un moyen métrage puisque il fait plus de 40 minutes ; en outre, on trouve au générique, une équipe technique bien étoffée avec des noms qui marqueront la suite du cinéma marocain : Majid Rchich, Abderrahmane Tazi ou encore Ahmed Bouanani ; et puis surtout il fait appel à une pléiade de comédiens pour interpéter des rôles de paysans avec notamment Abdelkader Motaa (dans le rôle de Mokhtar) célèbre comédien qui deviendra très populaire avec l’arrivée de la télévision ;

Abdelaziz Choukri (Rahal le frère de Mokhtar) et Leila Chenna (Nejma) qui venait de jouer la même année dans Vaincre pour vivre de Mohamed Tazi et Ahmed Mesnaoui, premier long métrage de fiction produit par le CCM et qui deviendra une star internationale jouant notamment, et beaucoup, avec l’Algérien Lakhdar Hamina ; son heure de gloire arrive très tôt quand elle sera la tête d’affiche de Remparts d’argile de Jean-Louis Bertucelli ( film qui représentera la France aux Oscars de 1971). A noter aussi que Lahlou lui-même fait une brève apparition comme agent comptable. Le film est une adaptation d’un scénario écrit par le sociologue Paul Pascon ; il est co-produit avec l’Office du Haouz.

Un documentaire donc avec un choix de grammaire narrative qui rejoint une pratique très en vogue dans les années 1960 et qui relève de « la docu-fiction » avant la lettre (scénarisation, récit, comédiens professionnels…). Cependant, à la différence du docu-fiction, sous-genre popularisé par la télévision dans les années 1990, ici il n’y a pas de séquences fictionnelles qui viennent illustrer un propos sur le réel ou sur l’histoire. Dans En passant par la Tassaout, le recours à des comédiens professionnels fait partie d’un dispositif global de captation d’une réalité. Le documentaire est porté par une dramaturgie construite autour d’un personnage central, un véritable héros, «  Mokhtar », en l’occurrence dont le nom est déjà un message, c’est « l’élu ».

C’est lui par qui le changement va arriver. Tout commence par un refus ; Mokhtar va refuser de pérpétuer un état de choses qui ne répond plus à ses attentes et à ses ambitions. Refus également de voir des spéculateurs et des potentats s’accaparer la plus-value générée par le labeur des paysans (la scène où il demande à son frère de ne pas remettre des poulets à Haj Brahim, la figure féodale locale). Mon hypothèse est que la structure du film est d’inspiration marxiste : nous assistons à une prise de conscience collective par un travail d’avant-garde et qui va finir par produire un changement.

Ce changement, cette prise de conscience sont nés d’une forme de rupture : face à une communauté figée dans des pratiques ancestrales, Mokhtar décide de partir (La scène où il se contente de regarder les autres paysans tenter de détourner une partie de l’eau de la rivière par un barrage traditionnel). Partir, pour mieux revenir. Il décide d’aller à la région de Beni Amir, une plaine florissante grâce à l’irrigation moderne et que le film avait d’emblée présentée en ouverture.

On le découvre alors ouvrier agricole, se familiarisant avec les nouvelles techniques. Son frère Rahal ne va pas tarder à le suivre sur cette voie mais en allant carrément travailler sur le chantier de construction d’un nnouveau grand barrage qui va permettre justement d’irriguer les champs de son village.

Les images prennent une dimension épique pour capter les signes de la métamorphose annoncée. Le récit est chronologique ; la narration est portée par une voix off qui accompagne l’évolution du personnage et maintient son ancrage dans sa dimension d’élément de changement. Personnage emprunté à la fiction, c’est un comédien, son rôle est inscrit cependant dans un schéma dicté par la thèse défendue par le « documentaire » : la nécessité pour la camapgne marocaine de sortir de sa léthargie. Le point d’orgue étant que les gens se prennent en charge eux-mêmes (l’idélogie des coopératives).

Ce qui frappe en visionnant le film aujourd’hui (2023), c’est la nature quasi laique du discours véhiculé par le film, dans ses images et dans sa bande son. Aucune référence à une intervention extérieure en dehors des conseils techniques apportés par les moniteurs de l’Office du Haouz ; aucune présence des symboles de l’Etat. Le film s’achève sur l’image des enfants qui viennent découvrir le tracteur que vient d’éaquérir le village grâce à l’action de la nouvelle coopérative ; l’avenir est ainsi tracé.

Ces trois courts abordent donc la ruralité comme thématique mais quid de la forme cinématographique adoptée ? Nous sommes partis de l’hypothèse fondatrice que les trois films relèvent du documentaire ; en affinant l’analyse on découvre que cela pose débat. En  effet, si l’on part de l’opposition originelle instaurée dès la naissance du cinéma entre « la nature prise sur le vif »  des frères Lumière (documentaire) et « le spectacle cinématographique » de Méliès (fiction) on va conclure que seul Sin Agafaye peut relever du documentaire.

Cependant, ce sont deux modalités de relation au réel qui se sont toujours combinées de manières diverses. Faut-il rappeler que le « premier film documentaire », La sortie des usines Lumière a été ralisé au bout de la troisième prise et que les ouvriers ont été invités un dimanche (voir les costumes des ouvrières) pour jouer leur propre rôle.

Dans Ils plantère,nt la betterave des paysans sont dans leur propre rôle pour capter une réalité en devenir (c’est un film promotionnel) ; dans En passant par la Tassaout, la présence de quelques comédiens professionnels vient étoffer une captation du réel ; toute vélléité de glissement vers la fiction pure est neutralisée par la mise enscène.

Je me réfère à la scène e Nedjma entrain de prendre l’eau du puits ; Mokhtar vient lui demander où se trouve son oncle qui n’est autre que le père de Nejma . Celle-ci dans un bref plan pense qu’il le cherche pour venir demander sa main ; quand Mokhtar pressé l’informe  de son vrai but en lien avec le travail, une légère déception traverse son regard.

Un moment de cinéma qui trascende les genres. Cependant, la réaction de Mokhtar qui continue son chemin indique que le film refuse de verser dans le mélodrame rural ; il reste fidèle à son contrat initial, un document de vulgarisation. Ce personnage emprunté à la fiction n’est qu’un vecteur pour relancer le récit, une composante d’un dispositof cohérent dans son propos et dans sa forme.

 

          

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