L’hommage de Tanger à Abdelkader Lagtaâ..Un cinéma moderne et engagé
- Mohammed Bakrim //
Le festival national du film dont la 23ème édition se tient à Tanger du 27 octobre au 4 novembre 2023 rend un hommage largement mérité à un grand cinéaste marocain, Abdelkader Lagtaâ. Né en 1948 à Casablanca, études de cinéma à Lodz (Pologne) ; scénariste, cinéaste, écrivain (auteur de plusieurs romans) poète (il a notamment contribué à la revue Souffles fondé par Abdellatif Laabi en 1966). Il vit actuellement dans la région parisienne.
Les films de Lagtaâ (un corpus de six longs métrages, un documentaire sur la liberté d’expression au cinéma, des courts métrages thématiques dédiés à la peinture notamment) permettent de relever une cohérence d’ensemble.
Tous ses films sont traversés, en filigrane ou explicitement de la même problématique : de la tragédie existentielle urbaine d’Un amour à Casablanca (1991) à l’irruption fracassante de l’histoire avec un grand H (les années de plomb) dans l’histoire d’un couple (Jocelyne et Abdellatif) dans le drame politique de La moitié ciel (2014), on retrouve en effet des motifs et des thèmes dont la récurrence fonde une démarche qui autorise à parler de Abdelkader Lagtaâ comme le cinéaste de la modernité.
Modernité dans le sens où c’est un cinéma qui s’interroge sur comment capter l’émergence du sujet/individu au sein d’un contexte socio-culturel qui hait le « moi » et où l’individu est nié en tant qu’entité autonome, écrasé par un collectif fait de compromissions, de mensonges et de faire-semblant.
Najib, le photographe d’Un amour à Casablanca, romantique dans l’âme bute sur la figure du père qui obstrue l’horizon amoureux que représentait Salwa ; acculé au suicide pour dire cette impasse que capte le cinéma de Lagtaâ au moment où dix ans plus tard Kamal héros de Face à face (2004) perd la mémoire et se réfugie dans un autre espace-temps, instaurant un barrage (c’est un ingénieur avec son un passé qu’il renie) entre son présent et un passé indéterminé.
C’est un cinéaste de la modernité parce que ses films sont animés par l’esprit de la modernité centrés sur les valeurs de la liberté, de l’émergence de l’individu et de l’universalisme.
C’est en quelque sorte un adepte du philosophe Alain qui écrit « C’est toujours dans l’individu que l’humanité se retrouve ».
La belle scène des femmes de prisonniers politiques, dans la moitié du ciel, qui chantent à tue-tête à leur retour d’une visite de prison est l’emblème de cette démarche.
Sauf que les choses ne sont pas évidentes. Si l’émergence de l’individu bute sur différentes tutelles (socio-politiques, c’est le cas dans Les casablancais, Face à face, La moitié du ciel) et/ou familiale et patriarcale (Un amour à Casablanca, La porte close, Yasmine et les hommes) la caractéristique essentielle de la modernité est que l’émancipation individualiste n’est possible que si l’individu ne passe pas d’une prison à une autre ; de celle que lui impose l’ordre social dominant à celle de son idiosyncrasie.
Lagtaâ nous en donne une éloquente illustration avec le personnage de Saïd dans La porte close (1998) qui a beau fuir l’emprise de sa belle-mère avec la figure de l’enfermement dans l’appartement de la ville ; les vastes espaces d’Ouarzazate n’assouvissent pas ce désir d’émancipation car il n’assume pas ce choix qu’il subit plus qu’il n’assume.
Rédouane dans Face à face sorti de la prison au sens politique reste enfermé dans la prison symbolique qu’il porte incapable de voir une autre lumière (Noor, le prénom de celle qui a été son premier amour). C’est de lui-même que l’individu a à se libérer pour accomplir ce désir d’émancipation.
Abdelkader Lagtaâ capte la modernité à travers le prisme du désenchantement du monde. Ses personnages sortent d’un monde harmonieux portant en eux des blessures.
Ce sont des sujets clivés dont le destin est inscrit dans une logique de quête.
Quête constante, souvent infructueuse ou ouverte sur l’incertitude : ses films ne débouchent pas sur une solution mais dessinent une issue. Deux fins me paraissent fortes dans ce sens.
Celle de Face à face où la jeune Layla qui accompagne sa mère dans la quête du père amnésique va téléphoner.
Le scénario écrit s’arrête et laisse la caméra nous dessiner les signes d’une aube nouvelle qui pointe avec la nouvelle génération ; « va-t-il me reconnaître ? » se demande-t-elle.
Et puis la fin du film La moitié du ciel où nous découvrons Jocelyne –toujours la femme !- rentrant en voiture pour retrouver son mari dont elle vient d’apprendre la libération.
Très belle scène qui ne propose pas une conclusion ; ce n’est un happy end (la problématique générale, celle de la liberté, que pose le film n’est pas résolue définitivement), c’est un cheminement qui continue. C’est la voiture pleine d’espoir qui fonce au milieu de la forêt vers son horizon.
De ce qui précède le cinéma de Lagtaâ donne l’impression de privilégier l’individuel au détriment du social. Une construction dramatique où l’individualité prend le pas sur le collectif. Mais ce n’est qu’une première impression.
Certes Lagtaâ ne fait pas un cinéma social à la Ken Loach ou comme celui des frères Dardenne mais ses films s’inscrivent dans la fonction de critique sociale à partir d’un microcosme, généralement le couple au sens horizontal : Kamal et Amal dans face à face ; Jocelyne et Abdellatif dans La moitié du ciel ou au sens vertical Père/ fils (Najib et Jalil dans Un amour à Casablanca) ; fils/ belle-mère (Saïd et Halima dans La porte close).
Il ne choisit pas pour ce faire des personnages emblématiques du cinéma social (un journaliste, une ouvrière, un avocat ou un syndicaliste…) mais des sujets en bute à une configuration sociale figée, rétrograde et conservatrice.
Toute la problématique de son cinéma se trouve dans cette articulation des rapports individuels et subjectifs aux rapports sociaux dominants dans leur expression la plus diverse : soit directement politique (dans Les Casablancais, Face à face, La moitié du ciel) soit moral (Un amour à Casablanca, La porte close).
Il déploie dans ce sens un éventail de figures (personnages, lieux, structures) qui portent explicitement ou en filigrane un discours de critique sociale dans une configuration cinématographique qui lui est spécifique.
La critique sociale dans cette dramaturgie apparaît comme une résultante du discours filmique dans sa globalité. L’objectif étant de partir du film pour donner à voir ce que la société veut cacher d’elle-même. C’est dans cette dualité (schizophrénie ?) entre ce que le discours social montre et ce que la pratique sociale cache que se situe la fonction de critique sociale.
Je me réfère ici aux travaux de Franck Fichbach qui défend la thèse que dans la critique sociale il ne s’agit pas de montrer l’exploitation mais aussi le fait qu’elle passe inaperçue ; « montrer une certaine misère ne suffirait pas, il s’agit de montrer la misère et son invisibilité ».
C’est en outre un cinéma très politique ; on voit Lagtaâ lui-même apparaître dans la scène de l’interdiction du spectacle de Bziz dans Face à face ; dans le même film on voit écrit à la main le nom du sinistre bagne secret Tazmamart sur un panneau de signalisation routière indiquant la direction de la ville de Rich… rendre visible, le visible que les rapports sociaux dominants, y compris médiatique, occultent…
Mais c’est un cinéma politique par le biais de l’analyse d’un destin. Le film le plus politique dans ce sens est La moitié du ciel ; il est l’occasion de célébrer la gente féminine à travers la résistance humble, humaine (avec ses forces et faiblesse) de la femme/ l’épouse/ la camarade, « enfermée dehors »
Quelle forme d’écriture convoque-t-il sur cette voie ?
A quelques exceptions près (je pense notamment à la structure hybride La porte close), c’est un cinéma de la lisibilité.
Mon postulat est que le cinéma de Lagtaâ s’inscrit davantage dans le cinéma du plan que celui de l’image (il ne cherche pas à séduire, par de belles images mais à convaincre quitte à mettre mal à l’aise son spectateur).
Le plan étant une catégorie à la fois spatiale et temporelle privilégiant dans son évolution une écriture de montage. J’aime dans ce sens citer le travail réalisé dans Les Casablancais (1998) film monté à partir du croisement de trois récits quasi autonomes : un libraire qui verse dans la paranoïa suite à une convocation au commissariat ; une institutrice qui subit maints harcèlements pour avoir son passeport et un enfant victime de la manipulation morale de son instit.
Après un générique bruyant sur fond noir, on ouvre sur l’image de l’ancienne médina pratiquement enserrée entre ses murailles et l’imposante mosquée Hassan II.
Le deuxième plan panoramique gauche-droite nous montre en contre champ la ville moderne, ses immeubles et ses maisons anonymes. Le troisième plan vient compléter le tour gauche droite avec une vue de la nouvelle médina qui permet au quatrième plan de s’ouvrir avec l’entrée du célèbre quartier des habous (lieu de prédilection du cinéaste où il avait tourné Un amour à Casablanca) avec l’image de la mosquée obstruant l’horizon et des pratiquants qui se dirigent pour leur lieu de culte.
On découvre venant dans le sens opposé le père et son fils qui se dirigent vers la librairie où se trouvent déjà l’institutrice et le libraire qui lui donne des explications.
Sans qu’un mot soit prononcé, avec ces quatre plans d’ouverture, tous les ingrédients du drame futur sont installés.
Dans une belle scène à l’intérieur de la librairie, les protagonistes seront disposés selon la logique dramatique (d’un côté le père et son fils, de l’autre le libraire et sa cliente) mais réunis dans le même plan grâce à la profondeur de champ. Seul le regard de l’enfant, connaissant l’institutrice, va casser ce dispositif pour réaliser l’unité dramatique de la scène / du groupe.
Unité que nous retrouvons dans la scène finale du film avec la tentative de suicide de l’enfant (clin d’œil au premier film de Truffaut, Les quatre cents coups !).
Le plan final reprenant celui de la ville sous la houlette de l’imposant édifice religieux. La boucle est ainsi bouclée.
Filmer la disparition
L’absence renvoie à une certaine thématique en vogue dans le champ social. Le temps présent est inondé d’interrogations sur le passé. Une articulation temporelle qui met en avant le retour du refoulé.
La société entame l’écriture du scénario de la mémoire. Nous assistons à une mise en scène de l’histoire récente. Le cinéma se trouve ainsi impliqué dans ce travail de deuil ; nous entrons dans une véritable ère mythologique.
Ce scénario importé (il se réfère davantage à un redéploiement de l’imaginaire collectif) interpelle le cinématographique ; il est une question d’histoire, d’écriture mais il est davantage une question de cinéma : la question centrale aujourd’hui est celle de la représentation : comment filmer la torture, l’enfermement ? Comment dire l’absence ?
La question change de degré mais ne change pas de nature ; elle reprend les mêmes interrogations sur filmer le corps, filmer le désir ?
Nous sommes toujours dans le cadre du même programme narratif : le cinéma comme projet de réappropriation de l’espace. Du corps comme espace. De la mémoire comme espace.
Il peut paraître paradoxal d’aborder le cinéma, art de la présence, en termes d’absence, d’invisible.
Mais ce n’est qu’un paradoxe provisoire, fruit d’une idéologie dominante, d’une conception classique qui nous dit le cinéma comme un énoncé transparent, porté par un accès direct au sens ; c’est-à-dire un cinéma qui se fait oublier comme discours, comme dispositif sémiotique agençant un certain nombre de matériaux, hétérogènes et pluriels.
Il nous faut donc sortir d’une certaine posture, classique, pour chercher du discours derrière du discours ; du non visible derrière ou au-delà du visible.
Face à face (2004) inscrit ses interrogations au cœur de son dispositif dramaturgique : l’élément déclencheur est la disparition porteuse de malentendus ; celle de Amal d’abord, l’époux croyant que sa femme l’a quitté.
Celle de Kamal ensuite ; l’épouse cette fois pensant que son mari est déçu de leur union : un couple éclaté. Les protagonistes sont confrontés au défi de la restitution d’une image perdue (la photo du couple déchirée par Amal dans un moment de désespoir).
La mémoire constitue alors un enjeu narratif avec l’arrivée de Rédouane, ancien détenu politique ; devenu directeur de musée, gardien d’une certaine mémoire au point d’en devenir prisonnier : la séquence terrible avec la prostituée Noor (le nom de son ancien amour) qui, à ses yeux, s’est accaparée « un symbole » qui ne lui appartient pas, dont elle n’est pas digne.
Une scène emblématique des enjeux symboliques de la réappropriation du passé. En face, il y a son frère, Kamal, qui, lui, a tout simplement perdu la mémoire. Entre ces deux béances, deux figures féminines : le désir de vérité de Amal et Layla, l’enfant qui prolonge l’espoir signifié par le nom de maman (Amal = espoir en arabe).
Le face à face renvoie à une logique temporelle plus que spatiale ; c’est le face à face d’une société avec sa mémoire éparpillée ; refoulée, interdite. C’est le moment cinématographique par excellence : ce que je vois au cinéma est toujours scindé entre ce que je vois et ce que je ne vois pas.
Ce que je vois est construit par un travail de sélection ; filmer c’est choisir et exclure. C’est cadrer. Exclure ? Plutôt renvoyer à un lieu privilégié du cinéma, le hors champ ! dans le cinéma de Lagtaâ, il est le lieu du non-dit, du refoulé ou du censuré.
Face à face s’ouvre sur un plan fixe de près de deux minutes : c’est un extérieur nuit : c’est vide et profond. C’est un plan descriptif, la caméra est fixe. Il voit se dérouler le générique : échange de clin d’œil entre le réel et sa représentation.
Il instaure une attente ; comme dans la nuit on attend le jour. Le plan se termine par un léger panoramique à droite : le mouvement d’appareil indique qu’on passe de la description à la narration.
Ici la figure du plan vide s’invite comme une figure signifiant la disparition, l’absence et la rupture. Nous la retrouvons à travers la répétition du vide dans le décor : les chaises, le lit, le couloir.
Une belle séquence illustre notre propos : on voit Kamal en plongée à partir du balcon ; Amal lui fait signe, en fait c’est la dernière fois qu’elle va le voir ; coupe rapide et contre-plongée avec point de vue d’Amal qui dit au revoir aux enfants avant d’aller chercher son beau-frère à la gare.
On ouvre sur un plan d’ensemble devant la gare ; c’est l’enlèvement. Coupe et on revient à l’appartement avec un plan de deux chaises vides. Tout est dit. Le récit est enclenché.
Tout son programme consiste à combler cette brèche. Kamal cherche Amal ; c’est sous le signe du vide qui oriente les plans serrés de la première partie.
Elle s’achève avec un long fondu en noir qui vient ponctuer la durée de l’histoire, signifier le passage du temps et renvoyer à un nouveau traitement de l’espace Amal cherche Kamal, ce sera la deuxième partie du film ; ce sera sous le signe de l’infini : l’infini à partir d’un signifiant géographique filmé en plans larges ; les espaces du sud fonctionnant comme signe métonymique de la multitude des interrogations qui traversent la pensée d’Amal et de son beau-frère.
La quête se laisse appréhender à l’image de la route qu’emprunte Amal et Rédouane : c’est un chemin en lacets à la Kiarostami ; l’un des plus beaux plans du film. Le sens ne se donne pas d’emblée ; ce n’est pas un chemin, c’est un cheminement.
La route en lacets indique ce parcours sinueux vers soi, en passant pas l’autre. Chaque détour est l’expression de cet exercice sur le chemin de l’altérité. C’est aussi l’infini de l’espoir : le plan final de l’enfant téléphonant à son papa.
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