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L’hommage de Christine-Daure Serfaty au Haut Atlas..La femme d’Ijoukak

  • Mohammed Bakrim //

Ijoukak, longtemps un hameau tranquille, paisible sur la route de Tizi N’test, a fait brutalement irruption dans l’espace public par la force d’un événement quasi tragique, le séisme du 8 septembre.

Le village plus connu pour les familiers de la route 203 (rebaptisée la RN 7) par Imi Nougerzi) est devenu un site hyper-médiatisé.

Avec Talat N’Yaakoub dont il relève administrativement, et Ighil, l’épicentre du séisme, ils forment le triangle de la désolation et de la mort.

Et pourtant cette route chargée d’histoire, c’est le point de passage de grands événements qui ont contribué à forger la nation marocaine, ces villages, ces douars ont une valeur qui ne se réduit pas à la seule dimension exotique.

Un livre, en l’occurrence un roman a déjà ouvert la voie à une approche plus humaniste de ces montagnes quasi inaccessibles.

C’est La femme d’Ijoukak de Christine Daure-Serfaty (première édition Paris 1997 ; réédité à Casablanca en 2008).

« Ce roman est le préféré de mes livres » avoue Christine Daure-Serfaty. Nous la rejoignons pour souligner d’emblée que c’est un récit d’une lecture tonique effectivement qu’elle nous offre ici.

Un récit de mémoire et de souvenirs (une autofiction plus qu’une autobiographie) à l’image de l’époque qui l’a vu naître ; une année charnière dans une décennie décisive du Maroc moderne.

Un Maroc que Christine Daure-Serfaty a porté dans son cœur comme dans son esprit de militante des droits de l’homme.

Ce Maroc des années soixante du siècle dernier qu’elle découvre en tant qu’enseignante avant d’épouser sa cause en s’engageant auprès des militants motivés d’utopie, montant à l’assaut du ciel.

La femme d’Ijoukak est une histoire d’amour ; amour de cette région montagneuse au cœur du Haut Atlas entre Amizmiz et Ijoukak à l’ombre du col de Tizi n’test, le plus haut d’Afrique, nous apprend-on dans les livres de géographie.

Mais amour aussi déclarée, tue, avortée entre des êtres emportés dans les tumultes d’une histoire qui a mis en scène des acteurs aux appartenances multiples.

Tout commence par une rencontre en France entre la narratrice, Mathilde et un Monsieur d’un certain âge.

Une rencontre brève mais chargée d’émotion et de signes énigmatiques ; signes et indices qui vont déclencher un retour en arrière.

Un long flashback vers ce Maroc des temps des Français, dans cette belle région de Tizi n’test.

Retour sur l’enfance, sur les origines traversées de doutes et d’interrogations.

Le récit est bien ancré dans cet espace chargé d’histoires non écrites, où la narration orale tient lieu de catharsis.

Mathilde va être confrontée à cette part de vérité, traditionnellement confinée dans la boîte noire de la mémoire collective des sociétés et des familles.

Mais elle persiste à restituer les détails de l’histoire. C’est Icare et son voyage vers le soleil…elle tient à compléter son histoire : »car on raconte aussi pour ne pas mourir ou parce que on est déjà mort ; on raconte pour guérir » écrivait le critique de cinéma, Serge Daney.

Cette référence cinéphilique n’est pas fortuite ; le livre de Daure-Serfaty me semble être porté par une écriture cinématographique non seulement dans sa structuration narrative polyphonique où chaque acteur prend en charge une part du récit ; il n’y a pratiquement pas de figuration ; chacun à sa part de « responsabilité narrative » dans la restitution de ce puzzle, mais aussi dans son rapport au temps avec des aller-retour entre le temps de la narration et le temps de l’histoire.

Potentialité cinématographique surtout dans son rapport à l’espace. Le roman est à ce niveau très visuel quasiment tactile.

On imagine aisément un plan large à partir de Targa, la maison de Mathilde dans la banlieue de Marrakech embrassant le Haut Atlas seigneurial. Pour ceux notamment qui connaissent la région, c’est une plongée aux sensations multiples dans un décor ouvert sur tous les possibles narratifs.

Jeune, je traversais le col de Tizi N’test avec ma famille au rythme de récits fantastiques où il était question d’une folle qui hantait les lieux.

A l’aube on prenait un petit déjeuner frugal, café et askif (soupe amazighe) chez Touda à Ijoukak. Cet univers perdu à jamais est restitué par l’écriture fluide, poétique, limpide de Christine-Daure Serfaty.

Cette folle d’Ijoukak qui hantait les récits des voyageurs qui traversaient la nuit ces montagnes sobres et énigmatiques n’est autre que La femme d’Ijoukak, réhabilitée par la fiction, une tragédienne victime d’un amour impossible.

La victime symbolique de la rencontre entre deux mondes. Rencontre violente, car née d’une agression (le protectorat), entre deux mondes.

Demain, un projet d’adaptation pour le cinéma ? Ce serait magnifique. Une autre manière de réhabiliter Ijoukak, deux fois victimes, du séisme et des choix des hommes.

          

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