Leçon de cinéma (2) : Moumen Smihi
- Par : MOHAMMED BAKRIM //
« L’altérité et l’image de l’autre » dans ton cinéma : dès l’ouverture de Chergui, l’espace diégétique (la ville) est présenté dans une dimension multiculturelle ; une bande son plurilingue, variété du référent musical et une bande image portée par une diversité architecturale, dichotomique (ville européenne vs médina) ; une dichotomie qui se décline à travers les lieux visités par Aicha.
La multiculture est le Maroc, le Maroc est historiquement, géographiquement, culturellement pluriel, on le sait, on l’a beaucoup analysé dans ce sens. Tanger magnifie ce pluriel, plus que tout autre espace marocain ou même nord-africain peut-être.
Depuis le Tanger gréco-romain (nous avons quelques célèbres personnages de la mythologie hellène à Tanger, Antée, Hercule, Ulysse, Calypso, les jardins des Hespéris et la Toison d’or…), Tanger capitale diplomatique pendant des siècles, immortalisé par Delacroix, puis ce Tanger Zone Internationale de la première moitié du 20° siècle, qui a vu déferler les vagues successives de la pensée et de la culture mondiales: Mark Twain, Matisse, Edith Warton, Aaron Coplan, Paul Morand, Bowles, Genet, Chakib Arsalane, Taha Hussein, la « Beat Generation »…
Mon enfance s’est déroulée exactement au milieu du siècle dernier; cette diversité, cette multiplicité des langues, des crédos, des imaginaires et des esthétiques étaient partout, dans mon quartier Ben Idder et sa célèbre grande place publique, le Petit Socco: les cafés et les cinémas étaient bondés de Marocains, d’Espagnols, de Hippies américains… Diversité et multiplicité étaient dans ma famille même (tangéroise, fassie, jeblie, rifaine, avec des parents tunisiens, algériens, ou en mission au Caire, à Istamboul, en Europe…).
Elles imprégnaient ma formation (le cours religieux familial, l’école primaire et le lycée franco-marocains avec des profs français, égyptiens, américains…). J’en ai été marqué à jamais. Elles hantent mes films, oui je crois, de « Chergui » à « Tanjaoui ».
J’en ai fait ma revendication identitaire aujourd’hui. Ma conviction s’y est forgée que la Modernité est exogène, elle est la liberté plurielle, multiple, des langues, des pensées, des corps, des désirs et des espoirs. Dans « Caftan d’amour », j’ai mis dans la bouche du personnage de Rachida cette très belle citation sur l’altérité:
“Vainement ton image arrive à ma rencontre
Et ne m’entre où je suis qui seulement la montre
Toi te tournant vers moi tu ne saurais trouver
Au mur de mon regard que ton ombre rêvée
Je suis ce malheureux comparable aux miroirs
Qui peuvent réfléchir mais ne peuvent pas voir
Comme eux mon oeil est vide et comme eux habité
De l’absence de toi qui fait sa cécité
Ainsi dit une fois An-Nadjdi….”
J’étais très excité, très heureux de l’utiliser, tu peux en juger toi-même: Jacques Lacan, le freudien parisien, l’a reprise d’Aragon, le poète communiste, surréaliste, Aragon qui distribua des tracts à Paris en 1921 appelant à soutenir le “Soviet d’Abdelkrim dans le Rif”!
Cet Aragon a écrit »Le Fou d’Elsa » (Elsa la Russe, liée à Maïakovski), un livre qui est un immense poème épique sur l’Andalousie arabe, où Musulmans, Juifs et Chrétiens s’aiment et se haïssent, et où Aragon se met en scène en Qais madjnoun de Leïla, dans l’Arabie antéislamique etc… etc, et ainsi de suite. L’altérité est une ouverture, un enchaînement à perte de vue.
Je cherche dans mes films cette écriture basée sur une construction multispaciale et polyphonique grâce au montage (l’école russe de Dziga Vertov et S.M Eisenstein m’a marqué pour toujours): faire apparaître, s’entrechoquer, s’interpeller des espaces différents (en architectures, en lieux, voire en villes différentes comme dans “Les Récits de la Nuit” ou “Chroniques marocaines”). Dziga Vertov a fait ça merveilleusement dans “L’Homme à la Caméra”, en 1929.
C’est passionnant de continuer ces interpolations de signes au niveau de la bande sonore, en elle-même d’abord, de construire et de structurer des “objets musicaux” (non seulement de la musique, mais des bruits, ou des silences, des sons).
Depuis mon tout premier film il est impératif pour moi, pour ces raisons, de tourner en son synchrone, que je garde dans le montage; j’ai toujours refusé et fui la post-synchronisation, le doublage des comédiens, le bruitage en studio.
Ce sont ces construction, me semble-t-il, ces actes d’écriture cinématographique qui permettent de composer ce monde polymorphique, polyphonique.
On peut relever deux phases dans ton approche de l’autre : une phase d’altérité tendue (violente) : Chergui , 44 ou les récits de la nuit… et une phase d’altérité apaisée, construite autour de la trilogie de l’autofiction où la figure de l’autre est perçue dans sa pluralité y compris comme objet de désir.
Ta question me fait réfléchir. Oui… peut-être.
Tensions et souffrances de la jeunesse, de l’âge adulte, et aussi du moment historique (colonisation, indépendance, société répressive) ; contemplation, sinon une certaine sagesse, de la maturité, de l’autre versant de la vie… Peut-être…
Je dirais cependant que la pensée, les affects qui sont les moteurs de la production esthétique, rendent compte d’une rencontre, d’un croisement, d’une intertextualité entre un savoir, une expérience, un goût, et un moment historique et social.
Les années soixante dix et quatre vingt étaient celles de la critique radicale, celles des idées, des systèmes, des institutions…
Cependant l’altérité dans les premiers films est déjà là, comme objet ambivalent, la fameuse hainamoration qu’on découvre dans l’interrogation psychanalytique, mais elle est affirmée, elle demande à être considérée, et non pas à trancher d’un coup de sabre haineux, de ressentiment.
Ce qui a valu à mes films la méfiance des « durs et purs » militants. « Chergui » n’a pas du tout été bien accueilli, pendant des années. Ce n’était “pas assez engagé”. On m’a traité de Camus marocain.
Quel honneur je me disais à part moi(aujourd’hui je pense que Camus a manqué d’être notre Nelson Mandela: par son ignorance de la langue de son pays natal: l’arabe.
Dans son très émouvant livre “Chroniques algériennes” Camus accuse l’Egypte de soulever le Monde arabe, et cela exactement au moment même où des gens comme Taha Hussein affirmaient qu’il n y avait pas de salut, de modernité pour la culture arabe hors des valeurs françaises de liberté, de cartésianisme, de culte des sciences et des arts, et non de l’obscurantisme…l’Histoire est troublante, n’est-ce pas ?).
Ensuite on n’a pas toléré que je présente une histoire coloniale du Maroc d’un point de vue personnel, “affectionnel” si je puis dire, propre à mes affects, pas officielle, pas celle des pouvoirs (l’Autorité, les partis politiques, l’université…).
Mais les temps présents imposent un approfondissement de l’analyse de notre société et de notre histoire : comment expliquer ce retour de la barbarie ? À quel niveau des racines plonger pour le situer ?
Je suis passé, nous sommes passés, société et histoire arabes semblent être passés d’une posture de la hamasa (l’appel à se revendiquer de la Modernité) à celle de bouka’ ‘ala al atlal (littéralement pleurer les ruines): mélancolie et complainte, lamentation sur le passé.
Je ne parle pas tant de vécus psychologiques que des genres poétiques arabes connus: l’Exhortation et l’Elégie. Peut-être que mes premiers films sont dans “l’Exhortation”, jusqu’à “La Dame du Caire”, et après ils sont plus élégiaques, des tentatives de poésie mélancolique.
A Berkeley, aux U.S.A, Youssef Blal, étudiant doctorant, m’a fait la remarque que “Tanjaoui” idéalisait l’Autre, idéalisait la francité qu’il dépeignait (les profs français, la culture française, littérature, musique, cinéma…).
J’ai dit qu’il fallait projeter le court-métrage “Si-Moh Pas-de-Chance” après (et non avant selon la tradition commerciale) le long-métrage “Tanjaoui”: le dur réel de l’immigration est-il une dé-idéalisation, une démystification?
Ce n’est pas en tout cas le réel d’un “Portrait de l’artiste en jeune homme” pour reprendre le titre de James Joyce.
Parce que l’autofiction de “La Trilogie de Tanger” (“El Ayel”, “Al Khouttaïf”, “Tanjaoui”) n’est pas un reportage autobiographique, c’est plutôt un documentaire (au sens de la notion de “documentarité” qui m’intéresse beaucoup), un docu-menteur disait le critique Serge Daney (qui a pointé par ailleurs comment la rhétorique cinématographique peut-être idéologisée, un travelling aérien sur un bidonville par exemple a quelque chose de fasciste, aurait-il pu dire).
Enfin l’altérité est la découverte de ce qui en l’autre est moi et donc que je dois défendre : le siècle des Lumières, les libertés, les sciences et les arts, la société démocratique, sont l’aboutissement de l’histoire occidentale bien sûr, mais l’un des points de départ de cette histoire est la culture arabe justement, l’Antiquité arabe, on pourrait l’appeler aussi la Première Renaissance (9-11° siècles) qui est arabe, sa littérature, ses sciences, ses arts, sa musique.
Alors dans l’altérité aussi il y a ce jeu infini des miroirs: qui est vraiment l’autre, s’il est déjà moi ?
Suivez nos dernières actualités sur Google News