Leçon de cinéma (1) : Moumen Smihi
- Mohammed Bakrim
Le premier personnage qui inaugure ta filmographie s’appelle « Si-Moh-Pas-de-Chance » ; une appellation qui ouvre sur une vaste interrogation ou plutôt une problématique qui traverse l’imaginaire cinématographique, celle du héros?
Moumen Smihi: « Si-Moh-Pas-de-Chance » est le nom d’un des personnages de « Nedjma » de Kateb Yacine.
« Ca ne fait rien
C’est un Algérien
Qui bosse et ne mange rien », chante-t-il.
La figure du héros,et particulièrement le héros arabe, dans le cinéma commercial, les comédies mélo ou le « film social », est celle du looser, de la déchirure métaphysique, ou sociale, ou soi-disant politique. Même si on essaye aussi de “positiver” façon « Réalisme-socialiste ». C’est le pauvre hère écrasé par tous les handicaps, qui sollicite la pitié, la compassion du spectateur, ses larmes. En un mot, c’est la poisse de l’aliénation, et surtout celle du spectateur.
Mais ce n’est pas du tout le cas des héros d’un Taha Hussein: dans « Le chant du courlis », par exemple, ils sont dialectisés, historicisés. Je parle du roman, non de son adaptation au cinéma, totalement stéréotypée: là où Taha Hussein expose la tragédie de la dialectique maître-esclave, où l’on est tour à tour bourreau et victime, le film lui se conclut sur une vendetta tribale !
Ce n’est pas du tout le cas des héros de Naguib Mahfouz non plus: Kamal Abdelgawad dans « La Trilogie », ou les personnages de « La Caille et l’Automne », de « Miramar », « Au-dessus du Nil »… sont des héros façon « Néo-réalisme » italien: traversés par les contradictions de leur temps historique, social, psychologique, ils sont dans la vérité de leur combat contre l’aliénation, et en cela ils réveillent, alertent, invitent le spectateur à la recherche de sa vérité à lui.
Il y a un texte de Roland Barthes magnifique sur le cinéma de Chaplin : « Charlot » n’est pas un zoghbi, un pauvre hère, un malheureux, le dispositif chaplinien s’applique d’un film à l’autre à en faire un héros à la veille de la révolution, dit Barthes, non un révolutionnaire naïf.
C’est une remarque formidable, parce que à la naissance de la tragédie grecque, le personnage du héros marque le passage du temps des dieux, qui décident pour l’homme, au temps de la société démocratique naissante, où les hommes délibèrent de la vie, des tragédies de la vie de la cité.
J’ai toujours pensé à ce texte de Barthes dans “Mythologies” pour approcher mes personnages dans une perspective de prise de conscience en cours, avec ses difficultés, ses doutes, et ses éclairs lumineux.
Après « Aicha » de « Chergui », la plupart des personnages principaux de tes récits filmiques sont des lettrés, urbains, souvent jeunes, animés du désir de partir. « Moussa » des « Récits de la nuit » (1981) est dans ce sens une figure emblématique; ses silences sont en quelque sorte plus “violents” que ceux de « Aicha » de « Chergui » ?
Après une projection de “El Ayel, Le Gosse de Tanger », un ami m’a dit: « C’est autre chose que « Le pain nu » de Choukri ».
J’ai répondu instantanément, car je n’avais jamais pensé à ça, qu’il ne s’agissait pas de la même classe sociale.
« Le pain nu » relate l’exode rural et ses misères, la campagne venant à la découverte de la ville, le lumpen, pas encore le prolétariat.
Les personnages de la Trilogie de Tanger viennent de la vieille petite-bourgeoisie des villes.
Oui, tu as tout à fait raison, les personnages de mes films représentent le monde de la ville, l’historique tradition citadine du Maghreb, du Monde arabe, l’histoire méditerranéenne et européenne de la cité, bien décrite et théorisée par Ibn Khaldoun: al oumrane/la citadinité par opposition à badaoua/la non ville, campagne, nomadisme, vie du désert, « primitivité » dirait l’ethnologie.
J’ai fait attention et j’ai voulu attirer l’attention, je crois, dans mes films et par eux, dans la composition historique et sociale de mes personnages, sur une analyse de classe de notre société, et cela peut-être du fait même de ma propre appartenance.
Je pense que le makhzen est depuis toujours analysé, on en a fait dix fois le tour. L’esclavagisme aussi, quoique beaucoup moins, quoique plus pudiquement, avec des non dits (j’ai filmé une scène dans « 44 » représentant Dar Benkirane al nakhass, le dernier marché d’esclaves de Fès fermé par les Français en 1937 seulement).
Il y a une classe sociale qui a été très peu vue: la classe religieuse. Peut-être du fait qu’elle est toujours occultée par ce stéréotype à la peau dure, affirmant qu’il n’y a pas de clergé dans l’islam.
Nous avons une noblesse de robe, composée des oulémas, des fquihs, des érudits, et qui ne sont pas tous seulement des théologiens d’ailleurs.
Qu’on veuille bien se souvenir des grands penseurs qui vont d’Ibn Rochd, Ibn Tofaïl, Maïmonide, à Ibn Khaldoun.
Ce sont des hommes de science et des belles lettres, et cette tradition s’est perpétuée jusqu’à nous, avec Mokhtar Soussi et Abdellah Guennoun (des personnalités authentiques, différentes d’un Tarek Ramadan, un faillot).
Après la noblesse de robe, vient la plèbe des prêtres, les misérables tolbas (pendant la Révolution française de 1789, les prêtres s’étaient révoltés contre les riches et puissants de l’Eglise, les cardinaux et les évêques, et s’étaient rangés du côté des révolutionnaires anti-religieux).
Notre noblesse de robe n’était pas forcément riche mais politiquement puissante. Son côté hidalgo a été décrit le mieux par un écrivain des Iles Canaries, Benito Perez Caldos, dans deux très beaux romans qui ont donné deux très beaux films de Bunuel, « Tristana » et « Nazarino ».
Le prêtre Nazarino dans le roman a un nom arabe et une origine musulmane, il ressemble à nos fous de dieu qu’on rencontre sur les routes (je vois là personnellement une autre attestation de l’histoire commune hispano-marocaine).
La puissance politique de nos classes religieuses est évidente: depuis toujours dans le conseil des oulémas, et dans ces deux dernières décennies avec la prise de pouvoir de la petite-bourgeoisie islamiste.
Sans prétendre à une analyse sociologique de fond, je cherche à décrire dans mes films ce contexte social, historique, par le truchement de mes personnages.
« Aicha » dans « Chergui » est la femme d’un prêtre, possiblement une lettrée. Une de mes tantes, fille et femme de fquihs, lisait « al alam« , après une scolarité à la maison, le coran, Ibn Achir, le calcul…
En société beaucoup de femmes analphabètes se moquaient d’elle: « Ouili! ouili! disaient ces guenons, une femme qui lit le journal, quelle hchouma! ». Comment ne pas se révolter face à une telle décadence?
« Aicha » ne peut pas se révolter par la parole, l’oppression est trop féroce, elle le fait par le geste, arracher son voile.
Je projette de réaliser une bande annonce avec des extraits de dévoilement de la femme par elle même dans mes films: « Aicha » dans « Chergui »; « La fille d’El Haj » dans « 44 » (magistralement joué par Christine Pascal qui arrache toute sa djellaba en un seul geste rapide); « Amina-Jaouhara » dans la première salle de bain de sa vie dans « La Dame du Caire »; « Chems » entrant dans une grotte avec la haïk, ressortant avec une robe de soir; « La Grand-mère » dans « Le Gosse de Tanger », arrachant le voile tangérois comme « Aïcha ».
Est-ce aujourd’hui le retour du personage de « Moussa » dans « Les Récits de la nuit », un demi-siècle après, alors qu’il avait été « sorti » à l’Indépendance? “Eliminé” parce qu’il cherchait à résoudre une contradiction, une quadrature du cercle, faire se joindre les deux bouts de la trajectoire du citadin lettré entre l’Histoire (féodale, religieuse, coloniale), et la Modernité (les langues, les arts, le rapport à l’autre occidental, les nouveaux discours politiques).
Cependant le personnage de Moussa est spinozien, il admet le sacrilege, ce que refusent les islamistes, braqués uniquement sur le sacré, ce qui n’est pas notre tradition culturelle (son maître à la Qarawiyine le met en garde contre… la poésie!).
Et alors il y a un trop à dire, trop à penser, ça génère une paralysie de l’esprit, ce “silence violent”décrit par Georges Bataille pendant la deuxième guerre mondiale, trop cruelle, trop de carnages, trop de désespérance dans l’humain.
« Amina-Jaouhara » dans le film « La Dame du Caire », à l’instar d’une Oum Kalthoum, débute sa carrière par le chant coranique et mystique.
Tout le parcours de « Larbi Salmi » dans la Trilogie est balisé par la pensée et le discours religieux, activité première de la ville arabe: Larbi plonge dans ce sacré ancestral, mais il est de plus en plus arrimé au sacrilège de la Modernité propre à la nouvelle cité.
C’est ce partir là qui prédomine: déserter sa classe sociale, la désavouer, par la critique, et quand la censure, l’oppression sont trop fortes, par le geste silencieux. Chadi Abdessalam l’a magistralement mis en scène dans « La Momie », où le héros trahit les siens (le sacro-saint tribalisme), consciemment mais non sans déchirure, pour sauver la culture (pharaonique) de la barbarie.
Je projette de réaliser une bande annonce avec des extraits de dévoilement de la femme par elle même dans mes films: « Aicha » dans « Chergui »; « La fille d’El Haj » dans « 44 » (dévoilement admirablement joué par Christine Pascal qui arrache toute sa djellaba en un seul geste rapide); « Amina-Jaouhara » dans la première salle de bain de sa vie dans « La Dame du Caire »; « Chems » entrant dans une grotte avec le haïk, en ressortant avec une robe de soir; « La Grand-mère » dans « Le Gosse de Tanger », arrachant le voile tangérois comme « Aïcha ».
Mes personnages sont effectivemendans le désir de l’ailleurs, de l’autre, du voyage au sens fort. Le désir de l’autre espace, qui est l’espace de l’autre, dans la culture, dans la langue, dans l’Histoire, dans le désir tout court. Désir de partir, désir de l’ailleurs, désir de l’Occident pour l’Oriental,
l’Occident des grandes valeurs de son humanisme, non de son impérialisme honteux bien sûr (et non du « malheur capitaliste » comme dit Barthes). Bref, désir de la Modernité. Qui est liberté, aventure, découverte, risque, nouveauté, audace, hétérogène… ces grands acquis contre la mort.
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