
Le tourisme religieux au Maroc : entre pèlerinage, imaginaire sacré et recomposition territoriale Le cas du mausolée de Lalla Tâallat
Le tourisme religieux au Maroc constitue une forme particulière de mobilité spirituelle qui convoque simultanément la foi, la mémoire collective et les dynamiques territoriales.
Le cas du mausolée de Lalla Tâallat, situé dans les montagnes de la région de Chtouka Aït Baha, offre un point d’entrée heuristique pour comprendre les recompositions contemporaines du religieux, à la croisée des pratiques soufies, des logiques patrimoniales et des imaginaires communautaires.
Lalla Tâallat, sainte locale du XVIIe siècle, est investie d’un fort pouvoir symbolique dans les représentations collectives. Figure de piété, de résistance morale et d’intercession spirituelle, elle incarne une forme d’altérité féminine du sacré dans une société à dominante patriarcale.
Ce type de figure rejoint ce que Gilbert Durand appelait des mythèmes archétypaux: ici, la sainte est à la fois la mère protectrice, la source de guérison, et l’initiatrice silencieuse d’une sagesse populaire transmise par le silence, le geste, et le songe.
Son sanctuaire devient un lieu de cristallisation d’un imaginaire communautaire, où s’entrelacent l’histoire locale, les récits de miracles, et les parcours individuels de foi. À l’instar des grands sanctuaires de la Méditerranée, tels que Notre-Dame de la Garde à Marseille ou la grotte de Sainte Sara aux Saintes-Maries-de-la-Mer, le lieu s’anime à certaines périodes de l’année d’une effervescence rituelle marquée par la co-présence des corps, des psalmodies, des encens, des objets votifs.
C’est un théâtre sacré à ciel ouvert, où se rejouent les liens entre le visible et l’invisible, le mythe et l’histoire, le proche et le lointain.
Cette sacralité féminine, souvent marginalisée dans les discours orthodoxes, trouve un écho dans les travaux d’Abdelkader Mana, qui souligne que la mémoire maraboutique constitue une forme de contre-histoire populaire, où les figures saintes, qu’elles soient masculines ou féminines, deviennent des repères communautaires, des symboles de continuité et de justice sociale, en dehors des circuits du pouvoir religieux centralisé.
La sainte Lalla Tâallat, à ce titre, ne relève pas uniquement du patrimoine immobile, mais d’une mémoire vivante, transmise par les récits, les gestes rituels et les dynamiques de territoire.
À travers le pèlerinage au mausolée, c’est toute une grammaire de l’hospitalité sacrée qui se met en scène. Ce moment rituel peut aussi être interprété, à la lumière des travaux de Georges Lapassade, comme un parcours initiatique diffus, où la rupture avec le quotidien, l’immersion dans l’altérité symbolique, et la traversée d’un espace sacré agissent comme autant de seuils favorisant une transformation intérieure du sujet.
Le pèlerin ne se contente pas de visiter : il est traversé, initié, recomposé. La ziyara, dans sa forme populaire, fonctionne à la manière d’un moment, au sens de Rémi Hess : une suspension du quotidien, un passage à haute densité affective et symbolique, où l’individu devient provisoirement un pèlerin parmi d’autres, un acteur rituel immergé dans une temporalité autre.
Durant ces jours, les frontières sociales s’estompent : les oulémas, les enfants des écoles coraniques, les notables, les agriculteurs, les femmes venues de loin, cohabitent dans une même atmosphère de foi et de partage.
Le corps social se donne à voir dans une forme d’organicité durkheimienne, renouvelant l’expérience du lien par la mémoire rituelle. L’expérience pèlerine ne relève pas uniquement du religieux stricto sensu, elle produit aussi une re-sémantisation du territoire : la montagne devient espace sacré, le sentier devient voie initiatique, l’eau devient source de bénédiction.
D’un point de vue territorial, le pèlerinage participe à l’intégration de zones rurales marginalisées. L’électrification, l’ouverture des routes, la création d’infrastructures autour du sanctuaire sont des effets indirects du religieux qui transforment le paysage local.
Ce que les géographes appellent le tourisme spirituel prend ici la forme d’un ancrage dynamique, où l’invisible (la mémoire, le sacré, l’héritage) structure le visible (les routes, les espaces publics, l’économie locale).
Mais au-delà des dynamiques matérielles, c’est une cartographie imaginaire qui se dessine: celle d’un Maroc profond, enraciné dans ses traditions mystiques, mais capable d’inventer de nouvelles formes d’accueil, de cohabitation et d’auto-valorisation.
Le site devient ainsi un lieu anthropologique (Augé), c’est-à-dire un espace où l’on fait société, où l’on se dit les uns aux autres, et où l’on refonde périodiquement un sens partagé. Un lieu, souvent situé à la marge géographique et institutionnelle, rejoint ce que Lapassade appelait une marginalité active : un espace non reconnu par les institutions centrales, mais qui produit du sens, du lien, et une capacité d’auto-organisation populaire autour du sacré.
Ici, les périphéries deviennent fondatrices, inventant des formes hybrides de spiritualité, de socialité et de développement.
Lalla Tâallat s’inscrit dans une cartographie plus large de la sainteté au Maghreb. Comme le sanctuaire de Sidi Boumediène à Tlemcen (Algérie) ou celui de Sidi Abdessalem à Kairouan (Tunisie), elle témoigne d’une permanence du sacré populaire dans un monde traversé par les logiques de sécularisation.
Toutefois, les figures féminines restent plus rares, et leur présence révèle souvent une résistance symbolique à l’ordre établi, une subversion douce du patriarcat par le spirituel.
Le cas de Lalla Tâallat contraste également avec d’autres formes de tourisme religieux plus institutionnalisées, comme celui de la Qarawiyyine à Fès, où l’accent est davantage mis sur l’orthodoxie scripturaire que sur la médiation populaire.
Cette diversité interne au religieux marocain interroge la pluralité des modalités d’accès au divin, mais aussi les rapports entre légitimité savante et légitimité charismatique.
Étudier le pèlerinage à Lalla Tâallat, c’est interroger la manière dont les sociétés p.mp0¡locales investissent l’espace, la mémoire et le sacré pour reconfigurer leurs modes de vie.
C’est aussi faire apparaître l’importance des récits (au sens de Paul Ricoeur), des images, des rituels partagés comme autant de vecteurs de continuité culturelle et de résilience collective. La sociologie de l’imaginaire permet ici de dépasser une lecture fonctionnelle du religieux pour y voir un régime symbolique complexe, où le visible est habité par des forces invisibles, où l’ordinaire est traversé par l’extraordinaire.
Dans un contexte de globalisation, de migrations, et de recomposition des appartenances, ces lieux périphériques redeviennent centraux. Ils nous rappellent que l’ancrage n’est pas uniquement géographique : il est aussi émotionnel, mythique, narratif.

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