Culture

Le phénomène des séries : Succès planétaire et légitimité artistique

Mohammed Bakrim //

Le phénomène des séries : Succès planétaire et légitimité artistique - agadirtoday.com

« Il faut savoir apprécier ce qu’on n’aime pas »

Gabriel Fauré (Compositeur)

Oui, on peut bien parler de phénomène : l’engouement pour les séries.

Il est relativement daté et il a connu une évolution porteuse de plusieurs indications sur notre rapport aux images, au récit audiovisuel et sur les dimensions multiples du discours des séries.

Une indication fondamentale à relever d’emblée : les séries ont conquis un nouveau public au-delà de la ménagère de cinquante de la télévision de papa.

Un public qui se recrute désormais au sein des intellectuels, des amoureux du cinéma et même des chercheurs et des académiciens.

Un nouveau concept a même émergé : « la sériphilie », forgé sur le principe de la cinéphilie !

Il faut rappeler ici le rôle des « cultural studies » d’origine anglo-saxonne qui ont réhabilité la culture populaire et les productions mass-médiatique et les ont ouvertes à la recherche et à l’analyse académique.

Parler des séries aujourd’hui convoque au moins trois dimensions : économique, anthropologique et esthétique.

Si l’on veut citer un exemple de l’importance économique des séries dans le marché mondial de la circulation des images, le plus éloquent est celui de la Turquie.

La Turquie est le deuxième exportateur mondial des séries après les USA. Le marché des séries turques ne concerne pas seulement les zones de proximité culturelle (le monde musulman et les pays de l’Asie centrale).

Elles marchent très bien en Amérique latine et le Chili est le premier pays importateur des séries turques.

En 2018, l’exportation des séries turques dans 146 pays a rapporté 300 millions de dollars ! Une série historique culte, Le siècle magnifique, a été vendue à 70 pays et vue par 500 millions de spectateurs !

Donc le Maroc n’est pas le seul à être atteint de « turquophilie ».Les raisons de ce succès planétaire sont multiples.

Certaines sont communes aux pays fournisseurs d’images (les USA, le Brésil, la Corée du sud, le Mexique, l’Inde, la Turquie, l’Egypte…) à savoir l’existence d’une tradition romanesque et une littérature populaire ; l’existence d’une grande tradition de cinéma : les séries bénéficient du savoir-faire dramatique et technique des professionnels du cinéma.

Et il y a des raisons spécifiques à la Turquie comme le faible coût de production des séries (les salaires sont très bas) ; la magnificence des décors et des paysages ; une dramaturgie simple autour d’intriques familiales, des comédiennes et comédiens inscrits dans des registres de beauté très étudiés pour répondre à une attente qui est elle-même construite et entretenue par la consommation de ces produits.

Une sorte d’addiction : plus on regarde, plus on en demande !

Cet engouement et ce succès ont une explication anthropologique.  Ils trouvent ses fondements profonds dans la nature de l’esprit humain.

Le phénomène en effet n’est pas nouveau ; il est aussi ancien que le désir de fiction qui structure notre rapport au monde.

Je dirai ainsi que « la sérialité » est une donne anthropologique inhérente à l’humain. Rappelez-vous l’injonction de l’enfant « et après, et après » à la fin du conte que lui raconte sa grand-mère.

Il veut connaître toujours la suite. Homère a été l’un des premiers à raconter une histoire-fleuve par petits bouts.

C’est l’origine du récit feuilletonesque qui a connu ses années de gloire, dans le monde occidental, avec la presse populaire au 19ème siècle.

Des récits en épisodes signés par des noms prestigieux de la littérature (Balzac, Alexandre Dumas, Charles Dickens…).

Chez nous le conteur de la halqa, dans les souks de nos campagnes, les places publiques de nos médinas, scande son récit en épisodes.

La série d’aujourd’hui puise ses racines dans cet héritage commun à tous les peuples. La télévision à sa naissance a très vite compris qu’il s’agissait là d’une véritable mine d’or.

C’était le point de départ du feuilleton classique, histoire racontée par épisodes en continuité (Dallas).

Et puis arrivent les séries qui mettent plutôt en avant un héros récurrent dans un segment narratif autonome (Columbo).

Destinées au départ à un public domestique restreint, les séries ont très vite gagné en légitimité artistique et intellectuelle et deviennent même des objets d’analyse académiques.

Umberto Eco dès 1987 avançait une explication toujours d’une grande pertinence : « Avec une série, on croit jouir de la nouveauté de l’histoire (qui est toujours la même), alors qu’en réalité on apprécie la récurrence d’une trame narrative qui reste constante.

En ce sens, la série répond au besoin infantile d’entendre encore et toujours la même histoire, d’être consolé par le “retour de l’identique”, sous des déguisements superficiels.

La série nous réconforte (nous autres consommateurs), parce qu’elle récompense notre aptitude à deviner ce qui va se produire.

Nous sommes ravis de découvrir une fois de plus ce à quoi nous nous attendions, mais loin d’attribuer cet heureux résultat à l’évidence de la structure narrative, nous l’imputons à nos prétendues aptitudes au pronostic».

L’arrivée des chaînes thématiques qui signent la fin du cinéma à la télévision, les plateformes de streaming vont accélérer cette tendance de la sérialité dominante.

Ces changements de mode de production marquent un tournant stratégique dans la réception des séries.

On ne raisonne plus, par exemple, en termes d’épisodes mais de saisons. Ils sont l’expression de cette tendance que l’on décrit désormais comme l’âge des néo-séries confirmant la métamorphose du spectacle télévisuel.

A la base de la néo-série on trouve une grammaire narrative nourrie de l’héritage cinématographique ; plusieurs intrigues entrelacées ; plusieurs personnages ; ambivalence absolue face à la complexité du monde…

Avec des thématiques ancrées dans le réel qui interpellent leur public et l’invitent à réfléchir sur la société qui l’entoure (le rapport à l’argent, la violence, l’éclatement de la cellule familiale dans Squid Game par exemple).

Ce qui nous ramène à la troisième dimension, celle de la lecture esthétique du phénomène des séries.  Puisque, pour l’anthropologue Marcel Mauss, « un objet d’art, par définition, est l’objet reconnu comme tel par un groupe », les séries télévisées nous semblent aujourd’hui répondre sans ambiguïté à cette définition, au-delà de la question esthétique.

Les séries télévisées nous parlent et parlent de nous. Elles produisent du sens, provoquent des émotions, suscitent des interrogations. Elles ont une histoire, répondent à des codes et invitent à des interprétations multiples.

Si je dois citer une série phare qui a condensé toutes ces observations et qui a constitué une référence majeure, je dirai the Wire.

Produite par la chaîne HBO et diffusée la première fois aux Etats-unis entre 2002 et 2008, elle est encore disponible sur une application de streaming.

The Wire a été l’objet d’étude et d’analyse au-delà du seul domaine audio-visuel.

Une thèse de doctorat lui a été consacrée dans une grande université américaine. Elle a également fait l’objet de six ouvrages collectifs, de six numéros spéciaux de revues scientifiques relevant de champs disciplinaires différents.

Il faut y ajouter les nombreux articles individuels et les cours et séminaire.

La série est indéniablement portée par son réalisme critique à l’égard du modèle américain ; réalisme qui va jusqu’à confier certains rôles aux habitants de certains quartiers pauvres de Baltimore, la ville qui constitue le personnage principal de la série.

Outre cet aspect, la série se distingue aussi par son écriture et sa grammaire narrative très proche du cinéma social et d’intervention : découpage incisif, montage rapide, caméra à l’épaule, éclairage et lumière « naturalistes ».

Peut-être qu’il est utile de rappeler en conclusion une dimension qui caractérise la réception des séries aujourd’hui.

Celle-ci a connu une grande métamorphose.  Après l’ère du média unique, l’écran unique, nous avons eu le multimédia et aujourd’hui nous sommes entrés de plain-pied dans l’âge du transmédia ; Henri Jenkins en donne une définition :

«un processus dans lequel les éléments d’une fiction sont dispersés sur diverses plateformes médiatiques dans le but de créer une expérience de divertissement coordonnée et unifiée.»

Une nouvelle donne fruit de la prise du pouvoir absolu par le web et les réseaux qui en découlent.

L’image est désormais fragmentée, instantanée, éphémère et multi – écran. La youtubisation des images et des récits est désormais la règle.

          

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Bouton retour en haut de la page