Maroc aujourd'hui

Le Maroc face à son passé

  • Abderrafie Hamdi//

La revue Zaman a consacré le dossier de son numéro de janvier 2024 à la thématique de « la peur chez les Marocains ». Le professeur Hassan Aourid a signé l’article introductif de ce dossier, dans lequel il revient sur l’expérience de l’Instance Équité et Réconciliation (IER), dont nous célébrons ces jours-ci le vingtième anniversaire de sa création. Il s’interroge : “Peut-il y avoir réconciliation sans vérité ? L’expérience de l’Instance Équité et Réconciliation est-elle une démarche ponctuelle ou une véritable philosophie et un système d’action ?”

On peut affirmer que cette interrogation a accompagné cette nouvelle instance marocaine de justice transitionnelle depuis ses débuts. Initialement une simple idée portée par des victimes de la détention arbitraire et de la disparition forcée, ainsi que par des défenseurs des droits humains, elle s’est progressivement transformée en une recommandation, puis en une structure institutionnelle dotée de cadres, de processus et d’un dahir fondateur, destinée à explorer les méandres d’une histoire marquée par des abus et des tabous.

Il y a vingt ans, au Conseil consultatif des droits de l’Homme, Omar Azziman avait présidé la réunion de l’assemblée générale où feu Chawki Benyoub, représentant un groupe de ses collègues, avait plaidé en faveur de la recommandation visant à créer l’IER. Aujourd’hui, ce même Chawki Benyoub, accompagné de Ssi Mbarek Bouderka, consacre une partie importante de leur ouvrage commun “Ainsi fut…” à répondre à la même question soulevée par Hassan Aourid, mais sous une forme encore plus explicite et audacieuse :
“La recommandation de l’IER était-elle une mise en scène orchestrée par le système politique ou le fruit d’un véritable processus ?”

Ainsi, si la question reste identique, les réponses diffèrent profondément selon le point de vue de celui qui les formule et l’époque à laquelle elles sont exprimées.
L’expérience de l’Instance Équité et Réconciliation, unique dans le monde arabe et méditerranéen, s’inscrit dans un moment historique où l’État marocain a su faire preuve de volonté politique et d’un engagement suprême de fermer parenthèses et de tourner la page .Parallèlement, la société civile, dans ses composantes politiques et associatives, a fait preuve de courage en affrontant ses propres doutes et hésitations. Ensemble, ces deux acteurs ont confronté un passé lourd de violations,

La question se pose alors : vingt ans après la création de l’IER et de la Commission de suivi de ses recommandations, peut-on déjà évaluer cette expérience et en tirer des conclusions ? Ou bien s’agit-il seulement de comparer les réalisations avec les intentions proclamées au moment de sa création?
En ce qui concerne sa première mission, celle de rechercher la vérité sur les violations des droits humains entre 1956 et 1999, il faut reconnaître que cette instance a permis de jeter la lumière sur de nombreux dossiers et zones d’ombre. Bien que cette lumière ne fût pas toujours éclatante, elle reste suffisante pour comprendre ce qui s’est arrivé dans le contexte marocain. Un effort que ni l’Espagne, ni le Portugal, ni la Grèce n’ont réussi à accomplir après la chute de leurs régimes dictatoriaux.

En matière de réparation et de compensation individuelle, des indemnisations financières ont été versées aux victimes et à leurs familles, accompagnées de mesures de réintégration professionnelle et sociale, ainsi que de soins médicaux. Certes, des critiques et des insatisfactions individuelles ont émergé, mais il serait injuste de minimiser le travail accompli dans ce domaine.

Pour avoir siégé cinq ans au sein de la Commission de suivi de la mise en œuvre des recommandations, je peux témoigner que l’intérêt supérieur des victimes ou des victimes présumées a toujours été le phare guidant nos actions. Si je préfère éviter de parler des chiffres — des milliers de bénéficiaires et des centaines de millions de dirhams mobilisés — car rien ne peut compenser une dignité bafouée ou des années perdues, je peux néanmoins affirmer que cette expérience, saluée par Kofi Annan, alors secrétaire général de l’ONU, comme l’une des cinq initiatives pionnières dans le monde, reste inégalée en termes d’indemnités financières, même par rapport au Chili, à l’Argentine ou à l’Afrique du Sud, malgré des contextes et des circonstances différents.
Le plus grand acquis de cette expérience demeure toutefois l’intégration des recommandations de l’IER dans le texte fondamental exprimant la volonté de la nation : la Constitution de 2011.

Mais la question demeure : ces réalisations, bien que significatives, suffisent-elles à garantir que de telles violations ne se reproduiront plus ?

Je me remémore ici les propos du professeur Abdallah Laroui, cités par le docteur Mohamed Maliki, sur les trois étapes de la liberté : d’abord, on la revendique comme un slogan ; ensuite, on l’assimile et on l’intègre ; enfin, on la pratique et on la teste. C’est dans cette dernière phase que naissent les tensions, entre ceux qui souhaitent avancer pour faire des droits humains une véritable culture sociétale, et ceux qui cherchent à freiner cet élan pour revenir en arrière.

Il ne fait aucun doute que la volonté royale et la vigilance de la société, portée par son tissu associatif et ses élites démocratiques, qu’elles soient dans ou hors des institutions étatiques, sont les seules garanties contre la répétition des abus passés et pour faire de l’expérience de l’IER une véritable philosophie et un cadre d’action.
Enfin, il me semble que la réponse de Hassan Aourid dans le même article, qualifiant cette expérience civilisationnelle, malgré ses imperfections, de simple “mesure ponctuelle”, reste un jugement réducteur.

          

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