Le documentaire, état des lieux: Fragilité économique, résilience esthétique
- Mohammed Bakrim//
« Increvable documentaire ! » …c’est le titre qu’avait choisi la célèbre revue parisienne, Positif, pour le dossier qu’elle avait consacré au documentaire (numéro 660, février 2016). On y lit en exergue « …Or aujourd’hui, le documentaire indépendant et créatif connaît de graves bouleversements, affronte de vraies menaces.
Comment les modes de financement et de diffusion de ce cinéma sensible et turbulent, fragile mais coriace, influencent-ils son esthétique et thématiques ». L’horizon de pensée est ainsi indiqué ; il évolue à deux niveaux : le premier, les financements et la diffusion ; le second l’écriture et la thématique.
Les financements avec la multiplication des guichets et le rôle de plus en plus prépondérants des plateformes ; la diffusion avec l’impact de la révolution technologique, la numérisation de toute la chaîne de fabrication et de réception.
Une donne stratégique qui amène des interrogations de fond sur la démarche esthétique, les choix thématiques. Avec le triomphe du numérique, l’engouement pour les smartphones chez nous, un storytelling généralisé tendrait à fictionner toutes nos existences : on est tous devenus des personnages de divers récits !
La fiction s’épuise. Est-ce pourquoi le cinéma serait en train de (re) prendre un grand tournant documentaire ? Depuis quelques années, c’est une tendance qui se dessine ici et ailleurs. L’expression de rencontrer des personnages réels dans des contextes réels.
Le documentaire, en termes d’industrie, est minoritaire, mais il n’est pas confidentiel en termes de créativité, d’impact cinéphilique, culturel voire politique.
Le documentaire résiste. Les apparences donnent d’ailleurs l’image d’un état des lieux prospère…sous d’autres cieux ! Les chiffres sont éloquents ; le documentaire est omniprésent. Je cite un extrait d’un rapport établi par de professionnels de documentaire français qui donne un aperçu sur l’état des lieux en France notamment entre 2000 et 2011 :
« Le documentaire français remporte de larges succès d’audience, s’exporte à l’international, conquiert le public des festivals et des salles de cinéma.
Pourtant, sous une apparente bonne santé, son économie garde sa fragilité et sa création demeure marginalisée, voire menacée ».
Ce « pourtant », que j’ai souligné dans la citation, dit les paradoxes du devenir documentaire. Les Chiffres sont éloquents et l’engouement est quasi universel.
La France encore : entre 2005 et 2014, 750 documentaires sont sortis sur les écrans parisiens, dont 490 films français.
En 2014, l’offre documentaire en salle va enregistrer un record historique avec 100 films bénéficiant d’une sortie commerciale. Confirmation en 2016 avec 118 longs métrages documentaires diffusés en salles de cinéma.
La télévision n’est pas du reste avec, en 2016, 28 628 heures de documentaires ont été proposées sur les chaînes de télévision gratuite. En outre, 2 253 heures de documentaires ont été produites.
Côté profil du public qui assure au documentaire cette performance, une étude du CNCI français est très révélatrice : c’est un public majoritairement masculin, sénior et inactif.
Un chiffre intéressant également en termes de tendances portées par cette popularité ; sur la chaîne Arte, la meilleure audience (1,6 million) a été réalisée par le film Cholestérol, le grand bluff. « Voyage, Histoire, Santé mais rien qui correspond à ce qu’on attend du documentaire de création » commente Jean-Luc Lioult dans son livre, A l’enseigne du réel.
En Asie, les Chinois ont créé une chaîne dédiée au documentaire, CCTV 9 (chaîne du réseau national de télévision chinois, la China Central Television), lancée le 1er janvier 2011, qui diffuse sur toute la Chine (un milliard de spectateurs potentiels) et achète des documentaires sur le marché international.
Il existe plus de quatre cents chaînes qui diffusent des documentaires en Chine. Il y a donc un besoin de programmes. Des producteurs de documentaires chinois émergent, des entreprises de production se créent, des chaînes se mettent en concurrence, cela suscite de l’émulation.
Dans notre région (Afrique du nord, Moyen Orient), on ne peut parler du documentaire sans passer par la case Al Jazira documentary (lancée par le groupe Al Jazira en 2007). Une initiative qui mérite une analyse à part. Si la chaîne qatarie a permis en effet de populariser un genre condamné à la périphérie, des questions de choix, de devenir esthétique et politique s’imposent.
En attendant d’y revenir, rappelons que les « printemps arabes » qui ont favorisé les vocations documentaires, beaucoup d’images ont été tournées. La célèbre place Tahrir du Caire en est une véritable icône. Des documentaristes tentent de créer des associations, de structurer la profession.
Au Liban, en Syrie, en Egypte, au Maroc…des festivals dédiés au documentaire ont vu le jour, on a assisté à un vrai bouillonnement y compris dans les pays du Golfe. Un documentaire irakien a fait sensation et peut passer pour l’emblème de ce regain d’intérêt, Homeland, Irak année zéro de Abbas Fadel (2015), film family-movie de plus de 5 heures sur les ravages de l’invasion américaine à une échelle humaine, celle des enfants notamment.
Au Maghreb, la première décennie des années 2000 a vu l’émergence d’une véritable dynamique documentaire. Un premier constat s’impose par rapport à la production au Moyen orient.
Si dans les pays du Machreq on peut parler d’un versant audiovisuel/télévisuel du documentaire, au Maghreb il s’agit davantage d’un versant cinématographique.
Une certaine tradition cinéphilique historique explique pour beaucoup cette différence illustrée notamment par le rôle des Journées cinématographiques de Carthage, nées avant le tout audiovisuel et la prise de pouvoir (économique) par la télévision.
Une distinction majeure, de degré et de nature, entre les deux productions.
Au Maroc, pays de grande tradition documentaire durant les années 1960, la fiction a pris les devants du paysage cinématographique avec une moyenne de 25 longs métrages par an.
Choix conforté par le succès public qui a placé le film marocain en tête de box-office : le mélodrame social dans les années 1990 ; la comédie populaire dans les années 2000… Mais très vite, le pays a été atteint par la vague documentaire qui déferle sur le monde.
Cela s’est traduit par un réel engouement ; il est d’abord perceptible dans le nombre de rencontres qui sont dédiées au documentaire avec comme rendez-vous phare le festival d’Agadir (FIDADOC) crée en 2008 par Feue Nezha Drissi.
Ce retour du documentaire marocain est marqué par l’arrivée d’une nouvelle génération : Tarik Idrissi (Rif 58/59 ; 2014), Jawad Ghalib (Le chant des tortues ; 2013), Kamal Hachkar (Tinghir-Jérusalem, les échos du mellah, 2014) Mohamed Nabil (Le silence des cellules ; 2017) Hend Bensari (We could be heroes ; 2018), Nadir Bouhmouch (Amussu ; 2019), Rachid Kasmi (Echos du Sahara, 2019), Mohamed El Aboudi (L’école de l’espoir, 2020)…
Des documentaristes prometteurs issus de la culture hassanie : Jawad Babili, Malika Mae EL Ainine Salem Ballal. La figure montante étant aujourd’hui Asmae Elmoudir dont le nouveau documentaire, La mère de tous les mensonges, a été primé à Cannes (2023).
Ali Essafi avec son travail sur la mémoire culturelle et politique, notamment, En quête de la septième porte (2018) et Avant le déclin du jour (2019) fait figure de relais entre cette génération, celle des années 2000 et celle des pionniers du documentaire de l’âge d’or, ceux ces années 1960. Cette embellie est favorisée entre autres par un environnement institutionnel avec l’ouverture du système de l’avance sur recettes au soutien du documentaire sans la règle du quota qui limitait les choix de la commission d’aide à deux projets documentaires par an.
En outre, un fonds spécial dédié au documentaire sur la culture sahraouie, hassanie a été lancé en 2012, il permet annuellement la production d’une douzaine de films dans un format qui intègre aussi bien le cinéma que la télévision.
Le festival national du film a lancé en 2020, une compétition spécifique au documentaire.
La télévision, de son côté, propose des ouvertures sur le documentaire. 2M, sous la houlette de Réda Benjelloun, consacre un créneau important, le dimanche en prime time avec Des histoires et des hommes, à une programmation, nationale et internationale, riche et variée, reflet de son partenariat avec le festival d’Agadir.
La première chaîne maintient son programme phare, la série documentaire Amoudou qui en est à une centaine d’épisodes qui emmène le téléspectateur dans des voyages (c’est le sens de son titre en amazigh) à la découverte des espaces et des gens, au Maroc comme à l’étranger ; la chaîne offre également des opportunités aux cinéastes de réaliser des films sur des thématiques précises (Faouzi Bensaïdi sur les salles de cinéma ; Zakia Tahiri sur les comédiens…).
La formation au documentaire a également connu une évolution notoire avec un rôle de plus en plus prépondérant de l’Université (Tétouan, Agadir…) rejoignant l’Esav de Marrakech qui continue sur sa lancée de pionnière en la matière, avec une dimension africaine de plus en plus confirmée.
Cette embellie reste cependant aléatoire. Le documentaire, comme la fiction, pâtit de l’absence d’un marché intérieur : parc cinématographique réduit, exploitants réticents, absence de réseaux parallèles de distribution et de diffusion (salle art et essai par exemple).
Ce qui rend le documentaire, davantage que la fiction, dépendant de fenêtres étrangères. Avec tout ce que cela peut impliquer comme conséquences sur l’approche, l’écriture et la perception.
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