
La pollution silencieuse : les déchets d’huiles des bateaux de pêche côtière, une menace furtive pour le littoral
- Enquête réalisée par : Rachid Fassih
Malgré les efforts déployés pour la protection de l’environnement marin et côtier au Maroc, de nombreuses questions persistent parmi les acteurs environnementaux et les professionnels de la gestion des déchets marins liquides et solides, concernant les mesures prises pour la collecte, le transport et l’élimination des déchets huileux issus des bateaux de pêche, qui échappent en grande partie à tout contrôle.
Ce manque de transparence suscite un questionnement croissant sur cette problématique tenue dans une certaine confidentialité, alors même qu’elle représente un enjeu environnemental majeur.
Chaque jour, des « risques silencieux » émanent des ports marocains – invisibles à l’œil nu, mais destructeurs pour la biodiversité marine et les ressources halieutiques.
Il s’agit des huiles usées déversées en mer par les navires de pêche côtière, un phénomène que de nombreux professionnels et écologistes qualifient de « crime environnemental silencieux».
La gestion des déchets d’huiles des moteurs des bateaux de pêche côtière reste entourée de secret et d’opacité, soulevant de nombreuses interrogations quant au devenir de quelque 2 250 tonnes annuelles de résidus huileux provenant des moteurs des embarcations artisanales.
Leur traitement est-il conforme aux exigences de la loi n° 81-12 relative à la protection du littoral marocain ? Leur collecte et leur transport sont-ils réellement assurés par des opérateurs agréés par le ministère de la Transition énergétique et du Développement durable?
Ces interrogations sont légitimes, particulièrement face à l’absence d’accès à l’information environnementale pour les professionnels, les défenseurs de l’environnement et les experts, qui cherchent à comprendre le sort de ces déchets dangereux pour les écosystèmes côtiers.
Ces déchets menacent non seulement les organismes marins et les récifs coralliens, mais aussi l’ensemble de la biodiversité marine, mettant en péril un secteur stratégique : la pêche maritime, véritable trésor national.
Le Maroc est l’un des plus grands producteurs de poisson en Afrique, et la pêche maritime y constitue un pilier socio-économique majeur. Ce secteur emploie environ 260 000 personnes, réparties entre 131 000 travailleurs à bord des navires de pêche côtière et hauturière, 126 000 employés dans les unités industrielles, et environ 4 000 dans l’aquaculture.
À cela s’ajoutent des milliers d’emplois informels dans les villages de pêcheurs, les petites embarcations artisanales, ainsi que chez les ramasseurs d’algues et de coquillages. Toute dégradation de la vie marine représente donc une menace directe pour la sécurité alimentaire et économique d’une large partie de la population.
Le rejet des huiles usées dans le milieu marin provoque des dégâts profonds : il détruit les micro-organismes marins, les petits poissons, et les zones de reproduction naturelles, y compris les fonds coralliens.
De plus, cette pollution peut altérer la qualité des produits de la mer et les rendre nocifs pour la santé.
Selon les spécialistes, les déchets d’huiles de moteurs se composent de résidus hydrauliques, de graisses industrielles et d’eaux polluées par des hydrocarbures, directement déversées en mer.
Le problème trouve son origine dans plusieurs facteurs : l’insuffisance des infrastructures portuaires adaptées, le manque de contrôle strict, l’application lacunaire des sanctions, ainsi que l’absence de sensibilisation de certains professionnels aux dangers écologiques de ces pratiques.
Ces rejets ont de graves répercussions : pollution des eaux littorales, érosion des côtes, effondrement de la faune marine (micro-organismes, poissons, espèces benthiques…), déséquilibre des chaînes alimentaires, réduction des stocks halieutiques, disparition d’espèces, migration des poissons, baisse de la qualité des eaux côtières et déclin du tourisme maritime.
Un comportement dangereux en haute mer
D’après les témoignages recueillis auprès de plusieurs professionnels du secteur de la pêche maritime, il ressort que le déversement régulier des huiles moteur et des graisses usagées en mer est une pratique courante.
Elle est souvent effectuée sous couvert de la nuit ou loin des zones portuaires, par des individus opérant en dehors du cadre légal.
Ces mêmes sources affirment que les huiles, estimées entre 25 et 40 litres, sont remplacées toutes les deux semaines, tandis qu’un seul bateau consomme en moyenne 250 litres de gasoil par 24 heures sans interruption.
Il a également été constaté que les déchets d’huiles moteur sont souvent utilisés comme lubrifiant visqueux pour les hélices de propulsion, en lieu et place des graisses techniques appropriées.
Cela entraîne des fuites progressives d’huiles en pleine mer.
Ce qui reste particulièrement préoccupant, c’est le manque total de transparence sur le devenir de ces quantités : certains indiquent qu’elles sont revendues illégalement, sans aucun certificat de traçabilité.
Un passionné de plongée environnementale à Agadir a témoigné que les côtes de la région ressemblent à des déserts sous-marins, dépourvus de coraux et d’algues, ce qui confirme la mort progressive de l’écosystème marin côtier, devenu incapable de soutenir la vie aquatique.
Ce phénomène entraîne un effondrement des stocks halieutiques, menaçant leur disparition à long terme.
Une question non résolue :
Que deviennent les huiles usées?
Des centaines de bateaux, de tailles et capacités diverses, opèrent aujourd’hui sans qu’on sache réellement comment ils se débarrassent de leurs huiles usées.
Alors que la Convention MARPOL impose aux grands navires et bateaux de haute mer une gestion rigoureuse de ces déchets – par le biais d’entreprises spécialisées dans la collecte, le transport et la valorisation des huiles usées dangereuses, accompagnée de certificats de conformité environnementale –, la situation est tout autre pour la pêche côtière.
Il n’existe aucune station de collecte dédiée dans la majorité des ports de pêche côtière, ce qui pousse certains marins à les rejeter directement à la mer.
« C’est une réalité amère qu’on ne peut plus nier », affirme (R.A.), capitaine de pêche retraité d’El Jadida.
Une mer qui s’asphyxie… une biodiversité en péril
Les experts en environnement marin confirment que les huiles usées contiennent des métaux lourds et des composés chimiques toxiques.
Même en faibles quantités, elles nuisent gravement aux écosystèmes marins, et leurs effets perdurent pendant des années.
Ces huiles, bien que moins massives en volume que celles des grands navires de commerce, se cumulent quotidiennement pour former des nappes polluantes.
Elles menacent les micro-organismes et les poissons côtiers, perturbant ainsi l’ensemble de la chaîne alimentaire marine.
La convention MARPOL : un engagement international en difficulté sur le terrain
Le Maroc est signataire de la Convention internationale pour la prévention de la pollution par les navires (MARPOL).
Cette dernière confère au Ministère de l’Équipement et de l’Eau, ainsi qu’au Ministère de la Transition énergétique et du Développement durable, la responsabilité de veiller à son application.
Toutefois, le défi majeur reste la mise en œuvre effective dans les ports de pêche côtière, notamment en ce qui concerne la collecte, le transport et la valorisation des huiles usées.
Application aux navires de pêche : une nécessité légale et environnementale
Bien que la convention MARPOL ait été conçue principalement pour les grands navires commerciaux, ses principes s’appliquent également aux navires de pêche hauturière et côtière, en particulier en matière de :
• non-rejet des huiles en mer,
• tenue d’un registre des déchets huileux,
• détention de certificats et d’autorisations spécifiques,
• Équipement en dispositifs de séparation huile-eau (Oil-Water Separators).
Le non-respect de la convention MARPOL peut entraîner des sanctions internationales, notamment en cas de pollution avérée provenant d’un navire d’un pays signataire.
Le Maroc doit donc renforcer les mécanismes de contrôle et moderniser ses infrastructures portuaires pour garantir sa conformité à ses engagements.
La convention MARPOL est une référence mondiale en matière de prévention de la pollution marine, et l’intégration de ses principes dans la législation nationale (comme la loi 81.12 sur la protection du littoral) constitue une étape cruciale pour une protection environnementale durable et cohérente.
Cadre juridique marocain
En 2015, le Maroc a promulgué la loi n° 81-12 relative à la protection du littoral, marquant une étape importante dans la régulation de l’utilisation du domaine côtier et la lutte contre la pollution marine.
Parmi ses dispositions essentielles :
• Article 11 : interdit le déversement de déchets liquides, solides ou d’huiles usagées dans la zone côtière ou en mer.
• Article 13 : impose aux navires, y compris les bateaux de pêche, le respect des normes en matière de gestion des déchets dangereux, notamment les huiles.
• Articles 15 et 16 : obligent les acteurs industriels et maritimes à réaliser des études d’impact environnemental avant toute activité.
Le texte prévoit également des sanctions allant de l’amende à la saisie du navire contrevenant en cas de pollution grave ou répétée.
Cependant, son application se heurte à plusieurs défis majeurs :
• Faible coordination entre les autorités concernées (Ministère de l’Environnement, Ministère de la Pêche Maritime, Autorités Portuaires).
• Manque de ressources humaines pour contrôler les activités des navires en mer.
• Absence d’infrastructures de réception et de traitement des huiles usées dans la majorité des petits et moyens ports.
La loi existe… mais qu’en est-il de son application effective ?
Programme « Plages Propres » : un modèle de gestion participative
Lancé en 1999 par la Fondation Mohammed VI pour la protection de l’environnement, sous la présidence de Son Altesse Royale la Princesse Lalla Hasnaa, le programme « Plages Propres » est l’une des initiatives nationales les plus réussies en matière de protection du littoral.
• Ce programme constitue un cadre de référence en :
• améliorant la qualité environnementale des plages,
• soutenant les collectivités locales dans la gestion estivale,
• sensibilisant les visiteurs, enfants et vacanciers à l’écologie,
• surveillant la qualité des eaux de baignade et la propreté des sables,
• encourageant une approche participative impliquant acteurs économiques, institutions et société civile.
Malgré ces efforts, de nombreuses plages échouent encore à obtenir le Pavillon Bleu en raison du non-respect des normes biologiques et bactériologiques exigées.
Cela soulève des interrogations sur les sources de pollution, notamment les huiles des navires, eaux usées, et déchets portuaires.
Défis et perspectives : de la propreté à la protection de l’écosystème côtier
Malgré les succès du programme « Plages Propres », les experts estiment qu’il est urgent de passer d’une logique de propreté saisonnière à une approche écologique globale et permanente.
Cela implique notamment :
• Repenser l’urbanisme côtier selon les cartographies des risques climatiques
• Contrôler strictement les rejets des huiles et déchets liquides des bateaux et des ports,
• Renforcer la propreté et la gestion environnementale des ports de pêche et de commerce,
• Surveiller la pollution dans les eaux territoriales, qu’elle provienne de grands navires, eaux usées ou ruissellements,
• Protéger les dunes, la végétation côtière, et les habitats marins fragiles,
• Mettre en place une gestion environnementale régionale spécifique à chaque bande côtière,
• Impliquer les communautés locales et les pêcheurs artisanaux dans les programmes de protection.
Des solutions concrètes selon les experts
Les spécialistes de la lutte contre la pollution marine affirment que les solutions existent, mais qu’il faut la volonté politique et institutionnelle pour les mettre en œuvre.
Parmi ces recommandations :
• Installer des stations de réception des huiles usées dans les ports de pêche,
• Renforcer le suivi des navires via GPS et surveillance vidéo par satellite,
• Rendre obligatoire le suivi environnemental des navires marocains,
• Tenir un registre précis de l’utilisation et l’élimination des huiles,
• Appliquer des sanctions strictes aux contrevenants,
• Lancer des campagnes de sensibilisation et de formation pour les marins,
• Encourager les entreprises maritimes à adopter des pratiques écologiques durables.
Qui est responsable?
La lutte contre cette pollution invisible nécessite une responsabilité partagée et une action urgente pour préserver l’environnement côtier.
Les ministères de la Pêche Maritime, de l’Environnement, les autorités portuaires, ainsi que les associations écologiques et les professionnels du secteur, sont tous appelés à intervenir pour stopper ce fléau environnemental silencieux.
Protéger la mer, c’est aussi protéger les ressources halieutiques, les moyens de subsistance de milliers de familles, et garantir les droits des générations futures.
Mais la vraie question demeure :
Les autorités vont-elles agir à temps pour sauver ce qu’il reste des trésors marins marocains?
Ou allons-nous bientôt nous réveiller face à une catastrophe écologique irréversible?

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