Expériences théâtrales kabyles contemporaines
- PAR: Saïd DOUMANE//
Je commencerai cet exposé par une petite remarque linguistique ou lexicale : Une question de dénomination en kabyle ou berbère du terme théâtre dans son acception moderne.
J’ai entendu le mot » amezgun » pour la première fois dans le cours de berbère de Mouloud Mammeri en 1971-1972. On utilisait aussi l’expression « taceqquft umezgun » pour dire « pièce de théâtre » (un calque du français).
Il y’ a quelque temps de cela, je lisais par hasard dans un journal algérien une interview de Mustapha Benkhemou (un des concepteurs principaux, sous l’égide de Mouloud Mammeri de l’amawal) où il proposait le mot « tamezgunt » à la place du calque « taceqquft umezgun).
Je trouvais cette proposition judicieuse.
Auparavant, dans ma prime jeunesse, la notion de théâtre que j’ai eu à observer, en tant que spectateur et parfois participant, dans les rituels et jeux théâtraux pratiqués dans mon village et ceux des alentours, était rendue par l’usage de mots divers : bu affif, anzar, amghar uceqquf…, qui exprimaient des situations proches du concept de théâtre que j’ai découvert à l’école française (nous jouions, sous l’égide de l’instituteur, des scénettes inspirées des fables de La Fontaine : le corbeau et le renard, le loup et l’agneau….).
A la même époque, des sketchs radiophoniques, appelés « rriwaya » étaient diffusés sur la radio kabyle d’Alger ; certains étaient écoutés et appréciés dans mon entourage familial.
Au lycée, j’ai eu à étudier théoriquement des œuvres théâtrales classiques dans les cours de littérature : Antigone de Sophocle, Britannicus de Racine, l’avare de Molière….
Et ce, jusqu’au jour où, jeune étudiant, j’ai participé directement, en tant que comédien amateur, au montage d’une pièce de théâtre en langue kabyle avec quelques camarades dont certains sont présents dans cette salle aujourd’hui (Mohand Ait Ahmed, Hacène Hirèche, Salah Oudahar).
Cela étant dit, je voudrais revenir très rapidement sur la question des origines du théâtre kabyle (et berbère) dont a fait part Mohand Ait Ahmed dans sa présentation de son ouvrage sur les masques berbères.
Avant de lire cet ouvrage très documenté, je me suis posé comme d’autres, quelques interrogations sur ces origines, récentes et lointaines. Le théâtre kabyle contemporain est-il issu d’influences étrangères, françaises et égyptiennes notamment ou, plonge-t-il ses racines dans l’antiquité berbère ? Ou bien encore, est-il la résultante des deux ?
La réponse semble aujourd’hui établie, suite aux recherches effectuées par Mohand Ait Ahmed En Algérie, au Maroc et accessoirement en Tunisie.
Cette thèse admise, reste à savoir quels sont les cheminements et les conditions dans lesquels les formes théâtrales kabyles contemporaines ont évolué, compte tenu de leurs origines historiques et des influences inévitables subies.
Les travaux de recherches sur ces aspects ne font que commencer.
Il me faut maintenant revenir sur le sujet précis sur lequel je suis censé avoir défriché un peu le terrain : les pratiques théâtrales récentes ou actuelles.
Que peu-t-on dire d’à peu près établi, sachant que la documentation, tant orale qu’écrite, n’est pas abondante dans ce domaine de la littérature amazighe.
J’ai pu rassembler deux ou trois ouvrages, trois ou quatre recherches universitaires (mémoires et thèses) et quelques articles de presse et témoignages d’acteurs ou de comédiens, auxquels j’ai confronté, bien sûr, mes propres observations et intuitions.
Sur la base de ces données- qui restent à enrichir, à l’évidence, par des investigations plus approfondies-, on peut avancer que les premières expressions du théâtre kabyle contemporain ont pour point de départ les émissions radiophoniques.
Elles remonteraient aux années 1940 ou, peut-être un peu plus tôt. Il s’agissait de sketches souvent d’humour, parfois burlesques sans grande portée littéraire destinés à distraire un auditoire populaire.
Les producteurs de ces sketches, qu’ils interprètent et jouent eux-mêmes sur les ondes radiophoniques ou dans des galas festifs, sont assez connus par ce qu’ils étaient la plus part du temps animateurs et employés de radio (radio d’Alger, de Tizi-ouzou, de Paris).
Ils officiaient, pour certains d’entre eux, jusque dans les années 1980 et étaient bien connus de ma génération :M. Hilmi, Ccix Noureddine, M.Ousedik dit Umaguellat , A. Nabti, K. Seghir, A. Abdoun et d’autres encore que ma mémoire n’ pas retenus. Dans une interview récente insérée dans le quotidien Liberté datée du 14-10-2017, M. Hilmi affirme sans ambages : » le théâtre kabyle est né avec moi : pièces si Méziane adapté d’une œuvre de Mahiédine Bachtarzi et m iheckulen montée avec El Hachemi Larabi en 1952″.
Et dans la même interview il ajoute » bien avant il y’ avait des tentatives et des initiatives qui ont porté haut et fort le théâtre amazigh » (à noter, au passage, l’anachronisme du terme amazigh, qui n’était pas en usage à l’époque à la radio).
En fait, la question qui importe n’est pas de savoir qui a commencé, sachant qu’en la matière, la création est souvent le fait de petits groupes, donc collective, mais plutôt de relater, autant que possible, les conditions socio-historiques dans lesquelles a émergé cette forme théâtrale.
Si cette interrogation est pertinente, j’avancerais de façon hypothétique l’idée que le théâtre radiophonique kabyle est né dans le contexte des querelles linguistiques en cours (déjà !) dans les années 1930.; du moins dans le milieu du théâtre algérien.
Je me réfère, pour étayer cette assertion, aux mémoires de l’homme de théâtre algérien Mahiédine Bachtarzi (1968). Ce dramaturge n’a pas, cependant, fait usage de la langue kabyle dans ses pièces mais il a pris fait en cause pour l’expression populaire en optant pour l’arabe dialectal et en récusant l’arabe classique qu’imposait de façon véhémente l’élite politico-religieuse. « quoi qu’il en soit, je ne crois avoir perdu mon temps en luttant toute ma vie pour le dialectal.
Le dialectal de Djeha qui nous a fait faire un grand pas en avant dans la conquête du public du public » assène-t-il dans ses mémoires. A. Roth (1967) rapporte, de son côté, que les pièces en arabe classique étaient boudées par le public à l’opéra d’Alger.
C’est dire, à la suite et en accord avec A. Cheniki (2002) qu’en matière de théâtre, seul le récepteur (le public) détermine la langue à employer.
Ce petit détour par le théâtre algérien arabophone et les auteurs avertis dans le domaine me suggère l’idée que le théâtre radiophonique kabyle s’est inscrit dans la même problématique langagière : celle de la réception par le public kabyle.
Pouvait-on s’adresser au public kabyle dans une autre langue que la sienne ? De plus, il est important de signaler que de nombreux comédiens qui officiaient dans les pièces de M Bachtarzi étaient kabyles et souvent animateurs à la chaine kabyle.
S’adressant à un auditoire kabyle, ces comédiens étaient naturellement portés à utiliser spontanément, sans le filtre de la traduction ou de l’adaptation, la langue de leurs auditeurs.
N’est-ce pas évident ? La question mérite, en tout cas, d’être posée (avis aux jeunes chercheurs des études berbères pour nous apporter d’autres éléments de validation !). Le passage de l’arabe dialectal au kabyle ou l’usage concomitant ou alternatif des deux expressions me parait naturel, eu égard à la réceptivité du public de l’époque, l’arabe classique étant une langue ésotérique au commun des mortels !
La deuxième séquence et lieu de réalisation du théâtre d’expression kabyle- et de la production culturelle en général-, a pour cadre l’émigration (en France et la région parisienne en particulier).
Les raisons sont bien connues : la résistance politique et culturelle à la colonisation et à partir de 1962 à la dictature du nouvel Etat algérien ont poussé à l’exil une bonne partie de l’élite culturelle algérienne, notamment kabyle.
A ce jour, cette hémorragie continue. Une partie non négligeable de la production culturelle et artistique nationale s’effectue à l’étranger, depuis l’époque coloniale, durant la chape de plomb du parti unique et encore de nos jours !
Un constat évident s’impose : en matière de production théâtrale, il n’y a pas de création importante, comme dans la chanson et l’action politique par exemple. On était dans ce qu’A. Cheniki appelle le théâtre de l’urgence ou théâtre militant de résistance qui est, par nécessité, une activité artistique difficile à réaliser selon les normes de qualités requises, en raison des moyens importants qu’elle exige : comédiens professionnels, costumes, salles, logistique diverse… il est plus facile d’organiser un gala pour des chanteurs ou un meeting politique qu’un spectacle de dramaturgie.
Mais les choses sont allées en s’améliorant au fil du temps.
Je n’ai pas pu faire la recension de tout ce qui s’est accompli dans le domaine théâtrale ; j’évoquerai les principales réalisations, en fonction des informations disponibles et à ma portée.
On m’a signalé l’existence d’une troupe de théâtre dite » Tiwizi » en 1950 à Paris et une pièce de S. Azem en 1953 intitulée « nnesba n thila » en 1953 (témoignage de K. Hamadi).
Au début des années 1970, émerge en Algérie une expérience théâtrale dans le sillage de Kateb Yacine. A la cité universitaire de Ben Aknoun, une aventure inédite prend forme ; elle n’a pas duré longtemps (1972-1974) mais elle a eu un impact important ( cf les témoignages de Salah. Oudahar, de Mohand Ait Ahmed et de Hacène Hirèche).
Pour ma part, je me contenterai de rappeler le contexte dans lequel cette aventure estudiantine a émergé. C’était la période de l’ostracisme absolu à l’encontre de la langue, de la culture et de l’histoire berbères.
Il y avait, en ce temps-là à peine deux ou trois petits espaces où la parole berbère pouvait se balbutier, sous contrôle de la police politique et des vigiles du FLN : la Chaine de radio kabyle d’Alger et la chanson kabyle portée par quelques artistes engagés.
A l’université, de 1967 à 1973, un cours de berbère d’une heure hebdomadaire était dispensé par M. Mammeri sous le contrôle tatillon de l’administration. Ce cours était fréquenté à ses débuts par un petit groupe d’étudiants, nombre qui allait s’amplifier au début des années 1970 ; ce qui allait précipiter sa fermeture.
Quant à la radio kabyle, son temps de diffusion et la portée de son émetteur étaient réduits d’année en année mais son audience ne faiblissait pas grâce à des animateurs talentueux et résolus. Ces deux vecteurs sont à l’origine, me semble-t-il, de l’éclosion de la chanson kabyle engagée ou contestataire, ou du moins l’ont-ils favorisée d’abord sur les campus de l’université d’Alger puis en Kabylie et au-delà.
Le « printemps berbère » de 1980 a été décisif pour le théâtre kabyle comme pour d’autres activités politico-culturelles : conférences, revues clandestines (tafsut), enseignement de tamazight (cours non autorisés dits « sauvages » à l’université et dans certains lycées, galas artistiques…). Concernant le théâtre depuis 1980, il est difficile de dénombrer les troupes crées et les pièces jouées en public tant elles étaient innombrables ; une bonne partie n’a pas duré, il est vrai.
Ce qu’il faut relever de saillant, c’est que l’activité théâtrale qui avait pour cadre d’abord les universités de Tizi-Ouzou et de Bgayet a vite essaimé dans les lycées et les associations culturelles. A partir de 1989-1990, suite à l’autorisation du mouvement associatif, ce sont des dizaines de troupes de théâtre qui ont vu le jour ; pratiquement chaque association avait sa troupe, sa revue ou sa feuille de journal, son calendrier amazigh, ses conférences, son cours de langue amazighe : période euphorique!
Il est vrai que A. Mohia avait jeté les bases de l’art dramatique kabyle moderne durant les années 1970 à Paris (sujet à part entière qui demande un traitement particulier).
Pour terminer, j’évoquerai très succinctement quelques jalons quantitatifs de ce théâtre kabyle contemporain.
Dès l’ouverture de l’université de Tizi-Ouzou en 1977-78 (Centre universitaire dépendant de l’université d’Alger à l’époque), deux pièces de théâtre ont été montées par les étudiants : La Kahina ou la voix des femmes en 1979 et Imsebriden en 1981.
En 1983, une autre voit le jour en dehors de l’université, à la Maison de la Culture de Tizi-Ouzou. A partir de 1985, une série de troupes émergent sur les campus de Tiz-ouzou, d’Alger et de Bgayet ; Meghres, Tilelli, Tidukla, Tamughli….
Les pièces traduites ou adaptées par A. Mohia sont à l’honneur « LLem-ik ddu d udar-ik », « anegaru ad yer tabburt » (de B. Brecht), Si Lehlu ( de Molière), notamment.
En 1991, la première troupe professionnelle est créée à la Maison de la Culture de Bgayet par M. Fellag (mise en scène de la pièce « sin- nni » adaptée de Mrozeck : les émigrés, par A. Mohia).
Trois à quatre années après le « printemps noir » (2001), évènements traumatisants s’il en est (128 morts et des milliers de blessés), beaucoup de troupes de théâtre et d’associations disparaissent, celles qui tiennent le cap arrivent à se stabiliser et à sortir du cadre local pour se produire dans des festivals en Kabylie et en Algérie : Festivals de Tizi-Ouzou, de Bgayet, de Batna… Le festival du théâtre amateur de Mostaganem, d’expression arabe jusque-là, s’ouvre à l’expression amazighe.
Dans l’ensemble, cette activité théâtrale se caractérise par une certaine faiblesse de la création interne. C’est pourquoi, ce sont les pièces de A. Mohia (une vingtaine au total) qui tiennent le haut du pavé, parce que de meilleure facture et tirées du répertoire français classique ou universel.
Il existe, d’ailleurs, depuis une dizaine d’années à la Maison de la Culture de Tizi-Ouzou, des journées théâtrales dédiées spécialement à l’œuvre de A. Mohia.
Références sommaires :
Ait- Ahmed, M, 2013 : Masques berbères et théâtre maghrébin, Paris, L’Harmattan.
Bachtarzi, M, 1968 : mémoires, 1919- 1939 , Alger, SNED.
Cheniki, A, 2002 : le théâtre algérien , EDISUD.
Hilmi, M, 2017 : interview , quotidien Liberté, Alger.
Laoufi, A, 2013 : Réécriture, traduction et adaptation en littérature kabyle, cas de Si Lehlu de A. Mohia, mémoire de Magister, Université M. Mammeri de Tizi-Ouzou.
Roth, A, 1967 : le théâtre algérien de langue dialectale,
Par: Saïd DOUMANE
PS: Ce texte pourrait intéresser les jeunes chercheurs en littérature amazighe.
c’est la mise à l’écrit d’une communication orale présentée dans un colloque de l’Inalco (section de berbère).en décembre 2017.
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