Culture

Ciné-club: Aimer un film…même si on ne le comprend pas !

  • Mohammed Bakrim

« La télévision fabrique de l’oubli ; le cinéma fabrique des souvenirs ».

J.- L. Goddard

Le ciné-club Nour-Eddine Saïl (Agadir) propose dans le cadre de la deuxième édition des journées du film marocain (11/12/13/14 mai) quatre longs métrages récents : Murs effondrés de Hakim Belabbès (2022), Lalla Aicha de Mohamed Elbadaoui (2020), Ziara de Simone Bitton (2022), Laazib de Jaouad Babili (2022).

Des films inscrits dans des registres différents, en termes de genre (documentaire/fiction) et en termes de grammaire cinématographique. Des choix esthétiques qui disent une certaine variété d’un cinéma inscrit lui-même dans une société plurielle.

Dans ce sens, on comprend que ce n’est pas un hasard de proposer en ouverture de ces journées le film de Hakim Belabbès, Murs effondrés. Un choix qui dessine carrément une ligne éditoriale ; une bande annonce de ce que serait le projet d’un ciné-club face au tsunami visuel qui envahit notre environnement à travers une multiplication d’écrans et de supports.

C’est un message à peine crypté et qui dit en effet l’ambition sur quel niveau les organisateurs souhaitent placer le curseur de réception de ces journées.

Si d’une manière classique voire lapidaire, on peut situer le film dans le courant du « cinéma d’auteur », notion vague j’en conviens, ce film est aussi une invitation des spectateurs, cinéphiles, puisque membre d’un ciné-club, à tester leur degré de tolérance à l’égard d’une œuvre – au sens artistique – qui se distingue de prime abord par sa singularité.

En somme une sorte de concours d’entrée pour décrocher sa carte de cinéphile ! Le film va situer sa réception à un niveau inédit qui suppose de la part du spectateur un engagement. Conclure avec l’auteur/ avec le film « un pacte » de réception fait de tolérance et d’hospitalité : suivre plusieurs trames ; une mosaïque de personnages et de destins.

Le film de Hakim Belabbès va nous mener à travers une dizaine d’histoires qui se suivent et ne se ressemblent pas. Des histoires nourries de souvenirs d’enfances : des images, des récits de grands-mères ou tout simplement des réminiscences nées du croisement d’un regard et d’un espace.

Le film erre d’une mémoire à l’autre, d’un espace à un autre. Un lieu emblématique va fournir le cadre de ce voyage, la salle de cinéma. Celle-là même de l’enfance de l’auteur.

La salle de cinéma de sa ville natale, propriété familiale, merveilleusement filmée dans l’auto-documentaire, Fragments (2010). Revisitée ici alors qu’elle est tombée en ruine, hantée par des ombres et des voix remontant des temps héroïques.

En fait, c’est une programmation qui relève, in fine, d’une stratégie de lutte contre ce qui est immédiatement consommable. Une pause esthétique/intellectuelle face au zapping généralisé.

La diversité esthétique des films programmés cherche à rester fidèle au credo d’un ciné-club : refuser de remonter les sentiers battus ; refuser les diktats de la société de consommation ; se situer en contre-champ de « la culture de peu de fatigue cérébrale » distillée par la télévision ; popularisée par la surconsommation cathodique que les spectateurs ont subi durant le mois de Ramadan.

Ces diktats rendent de plus en plus difficile la disposition (Simone Weil parle de consentement) à aimer des films qui proposent autre chose que le fast-food audiovisuel.

Notre ambition est une nouvelle utopie : amener nos jeunes adhérents, les jeunes et les moins jeunes à aimer des films même s’ils ne les comprennent pas. En les regardant jusqu’au bout, ils finiront par les comprendre et les aimer…une nouvelle fois. Nous parions sur le temps, sur la durée.

Il y a un peu de Nietzsche dans ce projet. C’est lui, en effet, qui parle, dans son ouvrage Le gai savoir, de « l’étrangeté » d’une œuvre d’art. Celle-ci n’est pas immédiatement accessible ; elle demande un effort pour se révéler à nous dans un rythme qui n’est pas celui des réseaux sociaux.

Avec cet effort, avec cet esprit d’hospitalité cinéphile, « l’étrangeté » finit par se dissiper ; céder à la tendresse d’une rencontre intelligente.

« Nous finissons toujours par être récompensé pour notre bonne volonté, notre patience, notre équité, notre tendresse envers l’étrangeté, du fait que l’étrangeté peu à peu se dévoile et vient s’offrir à nous en tant que nouvelle et indicible beauté : c’est là sa gratitude pour notre hospitalité » écrit Nietzsche qui conclut « L’amour aussi doit s’apprendre ».

L’amour des films dits difficiles aussi. C’est le parcours initiatique au sein d’un ciné-club.

Il faut signaler en outre que ces journées de films se tiennent sous le signe de la pluralité et de la diversité de la culture marocaine avec comme titre générique « Le Maroc pluriel ».

Un clin d’œil qui se veut en fait un hommage à un grand écrivain, à un brillant intellectuel, Feu Abdelkbir Khatibi (1938-2009).

C’est lui qui nous a appris très tôt à capter les signes multiples qui émanent d’une société réduite au silence par l’hégémonie d’une culture dominante. La pluralité en effet était toujours là, mais elle n’a jamais été prise en charge…en tout cas d’une manière pensée.

Khatibi nous invite à tendre l’oreille pour écouter notre société résonner dans sa pluralité. Pour se faire, il faut s’émanciper des déterminations dominantes qui réduisaient l’accès à cette culture à travers le prisme du seul écrit par exemple.

La complexité de la culture marocaine impose de prendre en considération des systèmes de signes de natures très variées. Les multiples signes qui émanent du corps, de l’espace.

Du silence et du non-dit du hors champ social. Ziara de Simone Bitton avec les interstices de la mémoire tue, refoulée en revisitant un lieu emblématique du silence et de l’oubli, celui des cimetières juifs avec des musulmans dévoués à la sauvegarde des lieux et des traces.

Laazib de Jaouad Babili « donne l’image » comme on dit « donner la parole » à un espace dit désertique mais éloquent par ses multiples signes revus à partir du regard de deux femmes recluses mais non enfermées. Lalla Aiche filme des corps en quête d’émancipation et de réalisation de soi en interaction avec un espace où se jouent des rapports de pouvoir.

C’est un programme de cinéma et non de télévision.

On dirait alors en paraphrasant Goddard que si la télévision fabrique de l’oubli, le cinéma construit de la mémoire.

          

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