Société

Ayyur de Zineb Wakrim: Eloge de la différence, esthétique de l’altérité

  • Mohammed Bakrim

 

«La beauté est dans les yeux de celui qui regarde»

 Oscar Wilde

Comment aller vers l’autre sans verser dans le cliché, l’exotisme ou le voyeurisme.

Des questions qui ont hanté l’anthropologie mais qui nourrissent également l’horizon de la création artistique.

Avec le film/court métrage, Ayyur, de Zineb Wakrim, primé à Cannes (troisième Prix de la Cinef, 2023) l’autre se pose aussi comme une question fondamentalement esthétique.

Donc quelque part éthique aussi. Comment, en effet, filmer l’autre dans sa différence. Filmer le corps dans son altérité extrême, celle de l’étrangeté. Ce n’est pas seulement une question d’angle, d’échelle de plans mais plutôt de regard. 

 Wakrim a choisi d’aborder dans son film un cas spécifique, celui de deux adolescents (14 ans), amazighs, Samad et Hasna, atteints d’une maladie rare qui les rend hypersensibles à la lumière du jour.

Pour éviter toute exposition au soleil, on les voit dans une scène se préparer à sortir comme des « astronautes » : couverts de la tête aux pieds et portant un scaphandre.

Un cas clinique qui est déjà un défi pour le cinéma qui est un art de la lumière. Comment les filmer dans leur intimité, dans leur quotidien sans bousculer un régime de vie hyper fragile ? tout un programme!

La réussite du film est d’avoir su éviter deux écueils : verser dans une démarche documentaire, didactique, explicative (tendance télévision) ou pire encore, chercher à capter le sensationnel (tendance réseaux sociaux).

Dès le titre en amazigh, Ayyur, le film instaure son horizon artistique et esthétique. Les deux enfants offrent au récit une piste qu’il va approfondir et dont il fera son choix d’écriture.

On découvre en effet à tour de rôle les deux enfants, dans une chambre où ils se livrent à leur activité préférée : dessiner, découper et monter des figures.

La caméra arrive en ce lieu non pas en intrus mais en compagnon qui s’intègre sans agression à cet espace fragile. Des informations nous sont données à partir de la captation discrète d’indices ; par exemple sur le niveau social de la famille modeste : chambre exiguë, murs délabrés…et une position marginalisée du poste de télévision, perché haut dans un coin du mur.

Ecran allumé mais auquel on jette à peine un regard. Les enfants, Hasna et Samad s’occupent dans le jeu des formes et des couleurs.

Ils font de la peinture. Samad signe son tableau et l’affiche fièrement sur son mur : la beauté vient transcender le réel dérisoire. Un geste qui est une mise en abyme du geste de la cinéaste elle-même.

C’est tout le programme narratif du film qui est ainsi déclinée métaphoriquement : quand le mot fin va venir clore le récit c’est le tableau qui est achevé!

Le film les suit dans cette démarche artistique : on ne fera pas de la télévision mais du cinéma.

Et Zineb offre à ses deux protagonistes une peinture en mouvement : jeu de couleurs, alternance noir et blanc, intérieur extérieur, jeu de clair-obscur : plans larges lumineux.

La plasticité des plans fonctionne comme opérateur dramaturgique. Nous quittons « l’objectivité » documentaire pour la subjectivité de l’artiste cinéaste (Zineb Wakrim aime aussi peindre), pour inventer avec ses personnages un univers qui décroche du réalisme et qui surtout remet en question les canons classiques de la beauté.

Wakrim aime citer Tarkovski ; on voit dans son film un joli plan d’un arbre secoué par un vent léger, à comprendre comme un clin d’œil au maître!

Pour ma part, j’aimerais citer David Lynch avec une œuvre qui suscite la surprise, l’étonnement devant des corps différents comme dans Ayyur, voir susciter un choc.

Faire de cette étrangeté le pont vers l’humanité réelle. Accéder par l’art à cette humanité sans se fourvoyer. C’est aussi un clin d’œil qui interroge un art, le cinéma qui a fait son succès sur un système de la beauté avec un corps « idéalisé ».

Ayyur introduit de la relativité dans cette appréciation et nous amène à porter un autre regard sur le corps différent dit « étrange » ; à interroger son potentiel esthétique, son pouvoir de fascination. Ce faisant on ouvre notre horizon, grâce à l’art, à une altérité fédératrice.

 Jeu de couleurs, mise en scène cinématographique mais également beaucoup de poésie. Le film est porté par deux figures tutélaires : Tarkovski, pour ses plans quasi mystiques, son hors-champ sonore riche de significations

Mais aussi Fourough Farrokhzad, la poétesse et cinéaste iranienne dont des extraits de poèmes traduits en amazigh scandent le récit et dits dans une belle voix en off. Un film en prose poétique. 

          

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Bouton retour en haut de la page