Al-Joulani : de la kalachinkov à la cravate
- Abderrafie Hamdi//
Que le temps semble long depuis ce matin du 6 mars 2011, à l’époque du Printemps arabe, lorsque les habitants de la ville de Deraa ont découvert une phrase inscrite par des écoliers sur le mur de leur établissement, écrite d’une main enfantine : « Ton tour est venu, docteur », en référence au président Bachar al-Assad, ophtalmologue de profession. Mais les services de répression, habitués à museler toute contestation, n’ont pas pardonné cette innocence enfantine. Ils se sont acharnés sur les élèves et leurs familles. Ce fut l’étincelle d’une série de protestations, de confrontations, puis d’une guerre qui a duré 5 026 jours.
Au début de ces événements, le président syrien s’était exprimé avec une assurance arrogante, affirmant en public et en privé « Ici, c’est la Syrie, ce n’est ni la Tunisie, ni l’Égypte, ni la Libye. Moi, je suis Bachar, fils d’Hafez al-Assad. Je ne suis ni Moubarak, qui a été renversé en 18 jours, ni Ben Ali, qui a fui en 28 jours, ni Kadhafi, dont le corps a été profané après 245 jours. Vous, peuple du Levant, avez donc le choix : la mort ou l’exil. ».
Mais l’Histoire enseigne que tous les régimes dictatoriaux, aussi puissants qu’ils paraissent, s’effondrent brutalement dans les dernières heures de leur règne, Telle fut la fin de Ceausescu, de Moubarak, de Ben Ali, et bien d’autres encore. Ainsi, le matin du 8 décembre 2024, ce qu’il restait de femmes , d’enfants et d’hommes s’est éveillé pour chanter avec l’artiste Ahmad Al-Qassim :
« Relève la tête, haut, haut, haut, tu es un Syrien libre ! »
Cependant, cette fois, la rapidité de la chute de Damas et la fuite précipitée de Bachar al-Assad vers Moscou furent suivies d’un mouvement tout aussi rapide de la part des nouveaux maîtres du pays, qui enchaînèrent symboles et initiatives.
Dès le premier jour, le nouveau leader fit une entrée fracassante à Damas, vêtu d’un uniforme militaire, une kalachnikov sur l’épaule et une barbe fournie. Il se faisait appeler par son nom de guerre : « Abu Mohammad al-Joulani », chef suprême de Hay’at Tahrir al-Sham.
Le lendemain, le monde découvrait le même homme, cette fois sous son vrai nom, Ahmad al-Chara ,Habillé en tenue militaire sans arme, il dirigeait la prière à la mosquée des Omeyyades, au cœur de Damas.
Le troisième jour, al-Chara apparut dans un costume civil. Il s’adressa avec politesse à une jeune femme, lui demandant de couvrir ses cheveux avant de prendre une photo avec lui. Le lendemain, il sortit en costume officiel mais sans cravate.
Cette image fut adoptée par tout son cabinet. La surprise vint le dimanche, lorsqu’Ahmad al-Chara adopta enfin un complet-cravate, arborant une chemise blanche et une cravate noire. Ce fut une mise en scène symbolique de son passage à la politique, sous les projecteurs d’une diplomatie assumée.
L’une des premières apparitions marquantes d’al-Chara dans cette nouvelle posture, fut lors de l’accueil du ministre turc des Affaires étrangères, Hakan Fidan.
Dans cette rencontre, le dirigeant syrien semblait se tenir droit face à l’ombre du président Recep Tayyip Erdoğan, architecte d’une Turquie moderne et puissant symbole d’une renaissance ottomane.
Ce rapprochement évoque des siècles de confrontation entre Ottomans et Perses, marqués par treize grandes guerres, notamment durant les 400 ans de domination ottomane en Syrie (1516-1918).
Le choix de la cravate, ou « krawatte », remonte au XVIe siècle, lorsque les mercenaires croates portaient un foulard noué autour du cou, un style qui séduisit la cour parisienne sous Louis XVI. Depuis, la cravate s’est imposée comme symbole d’élégance, de pouvoir et de modernité.
Ahmad al-Char’a, en abandonnant son fusil pour embrasser les codes de la diplomatie, semble avoir compris que, dans la politique, les symboles – y compris vestimentaires – peuvent avoir un impact plus puissant que des déclarations directes.
Cette transition s’est poursuivie avec des ministres soigneusement coiffés, donnant des interviews à des journalistes non voilées. Al-Char’a lui-même a fait une halte chez le coiffeur de son quartier d’enfance, où ce dernier lui a glissé avec fierté : « Naîman, chef!»
Ceux qui attendaient un dirigeant vêtu d’un qamis et d’un miswak entre les lèvres furent manifestement déçus.
Enfin, lorsque le président Erdoğan nomma son conseiller Ibrahim Kalın à la tête des services de renseignement, un ami m’a confié lors d’un café à Rabat:«Ce choix reflète une vision stratégique et civilisationnelle. » Kalın, historien et philosophe passionné de musique, illustre un équilibre entre modernité et tradition.
Quant à Hakan Fidan, nouveau ministre des Affaires étrangères, il répondit lors de sa première conférence de presse : L’essentiel n’est pas que vous sachiez qui je suis, mais que je vous connaisse tous et je connais tout sur vous .
En fin de compte, ce que nous observons aujourd’hui, avec une vitesse vertigineuse, est une recomposition du pouvoir au Levant. Et comme l’a écrit un auteur britannique : « Celui qui veut dominer le Moyen-Orient doit d’abord contrôler la Syrie. »
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