Culture

200 mètres du palestinien Ameen Nayfeh: L’émergence d’un regard

  • Mohammed Bakrim //

«Entre mes yeux et Rita…Un fusil»

Mahmoud Darwich

Oui, en effet, on peut prolonger la référence au célèbre poème de Mahmoud Darwich pour résumer l’intrigue du beau film, 200 mètres (2021), premier long métrage du palestinien Ameen Nayfeh et dire qu’entre Mustafa et Salwa…un mur. Le mur de la honte érigé par l’entité sioniste.

 Si le grand poète rappelle l’amour impossible pour la jeune juive de son enfance, le film de Nayfeh dit le drame d’une famille à laquelle le mur de « l’apartheid » a imposé une séparation qui a transformé la vie du couple en un calvaire quotidien.

Nayfeh est parti d’un récit vécu pour proposer une histoire construite par de des touches successives pour aboutir à une configuration esthétique et dramatique, inscrite dans le cinéma et pleine d’émotions, de valeurs humaines.

Valeurs qui dessinent une forme de résilience des gens simples, dans leur dur quotidien face à l’occupation.

Longtemps le cinéma palestinien fut une affaire des autres. Le sujet palestinien fut initialement abordé à partir d’un regard autre.

Des cinéastes de différents pays ont en effet filmé autour de la question palestinienne. L’arrivée de la révolution palestinienne dans sa forme moderne avait suscité un engouement et un intérêt de beaucoup de cinéastes et d’artistes.

L’irruption du personnage du Fedayi dans le champ de la lutte palestinienne va très vite inspirer des scénarii d’ici et d’ailleurs et va donner au cinéma arabe un nouvel héros.

Le sujet sera abordé dans toute la variante que propose le marché du cinéma. Selon les genres, documentaire ou fiction ; ou encore cinéma commercial versus cinéma d’auteur radical.

Godard par exemple et son documentaire, avec Anne-Marie Miéville, Ici et ailleurs (1974). Je n’oublie pas de citer la grande comédienne britannique, Vanessa Redgrave et son fameux discours en 19978 sur « mes voyous sionistes ».

  La fiction moyen orientale s’est également emparée du sujet y compris à travers un cinéma grand public ; une pensée dans ce sens au libanais Gary Grabedian, décédé dans un incendie lors du tournage de son film Nous sommes tous fedayinn.

Deux films cependant vont marquer cette première phase de la présence de la Palestine dans le cinéma à travers le regard de l’autre : Les dupes de Tawfiq Salah (Syrie, 1972) et Kafr Kassem de Bourhane Alouié (Syrie,1974).  Les dupes de l’égyptien Tawfiq Salah est une adaptation d’un récit de l’écrivain et militant palestinien Ghassane Kanfani.

Il relate le drame de trois palestiniens, de trois générations différentes qui cherchent à passer la frontière irakienne pour rejoindre le nouvel El Dorado, le Koweït. Pour ce faire, ils seront obligés de passer par les circuits clandestins et devront effectuer une partie du voyage à l’intérieur d’une citerne, sous un soleil accablant.

Au poste frontière, les formalités douanières et l’insouciance du personnel retarderont le passage ; les trois voyageurs connaitront un essor tragique. Le film a été revu lors de la dernière édition du FIFM : il n’a pas vieilli d’un iota!

Je cite ce film car je formule l’hypothèse qu’Ameen Nayfeh lui rend hommage à travers une scène clin-d ’œil aux Dupes quand Mustafa, pour rejoindre sa famille de l’autre côté du mur, est obligé de s’installer dans le coffre d’une voiture pour traverser le clandestinement un check point avec ses compagnons de voyage et l’un d’eux a failli s’étouffer.

Le film de Borhane Alouié a été également une date dans le rapport du cinéma avec la question palestinienne ; un film plébiscité par les cinéphiles. Il relate d’une manière sobre et minutieuse le massacre en 1956 de paysans palestiniens surpris par le couvre-feu.

Le film avait fait le tour des ciné-clubs au Maroc et a été présenté à la télévision marocaine dans une émission culte animée par feu Nour-Eddine Saïl.

Très vite cependant, les Palestiniens eux-mêmes vont prendre en charge la production de leur propre image. L’essor du mouvement de résistance armée devrait être accompagné par une bataille de l’image.

Les différentes factions palestiniennes avaient dès la fin des années 1960, lancé des départements cinéma avec notamment des cinéastes autodidactes ou formés dans les excellentes écoles de pays dits de l’Est (dans le sillage de la défunte URSS).

Deux grands cinéastes vont payer de leur vie cet engagement : Hani Jawharia (j’avais créé en 1983 à Casablanca un ciné-club portant son nom) et Mustafa Abou Ali. Leur sacrifice ne sera pas vain.

Plusieurs générations viendront enrichir le regard palestinien sur la question palestinienne avec de noms prestigieux qui ont eu des succès dans les plus grands rendez-vous cinéma du monde : Elia Suleiman à Cannes, Hani Abou Assaad aux Oscars par exemple. Sans oublier l’immense prestige dont jouit Michel Khleifi ou encore Rashid Mashraoui, Najwa Nejjar, Mohamed Bakri…

De l’absence d’image propre à une inflation d’images : aujourd’hui la question palestinienne, le Palestinien sont hyper médiatisés. Une cinéaste palestinienne que j’avais rencontré à Oberhausen (le plus ancien festival du court métrage du monde) m’avait rapporté un phénomène inédit constaté à partir de la seconde Intifada : « nous sommes le pays qui compte la plus forte concentration de caméras au mètre carré » me dit-elle!

Phénomène qui ne cesse de prendre de l’ampleur ; exacerbé même aujourd’hui avec l’arrivée des mini caméras et des smartphones.

Du coup le défi que rencontre la nouvelle génération de cinéastes palestiniens consiste à produire une image palestinienne loin du cliché médiatique et du flux audiovisuel.

Comment proposer un cinéma qui se distingue d’Al Jazeera en quelque sorte.  Il me semble que 200 mètres, le film de Nayfeh a trouvé une voie originale en inscrivant son film dans un genre cinématographique par excellence, à savoir le road-movie.

La question du regard y est d’ailleurs posée intelligemment avec la présence de la jeune femme allemande-israélienne (?) avec sa caméra et qui dit vouloir capter le quotidien de l’occupation.

Mustafa aura des réticences à son égard et intervient souvent pour dire ce que qu’il ne faut pas filmer. Posant ainsi les termes du débat toujours d’actualité.

 C’est l’histoire d’une famille palestinienne heureuse autour de ses enfants : des filles pleines de vie, un garçon sportif, fan de Salah et de Liverpool. Sauf que la grande histoire va briser cette harmonie possible.

L’occupation sioniste qui a confisqué une grande partie de la Palestine historique va imposer un mur de séparation entre la Cisjordanie et le reste de la Palestine, l’actuelle Israël.

Or, il se trouve que Mustafa a choisi de vivre du côté de sa mère en Cisjordanie à Toulkaram et sa femme Salwa, avec les enfants, plus pragmatique et réaliste a choisi de s’intégrer à la nouvelle réalité et réside dans une localité israélienne, de l’autre côté du mur.  Salwa rêve même de voir son fils devenir footballeur et compte l’inscrire dans un club célèbre, celui de Haïfa.

Nous découvrons la famille à partir du point de vue de Mustafa (interprété par l’excellent Ali Suliman) que la caméra ne va plus quitter. Les images d’ouverture sont éloquentes : on bouge beaucoup dans le film, mais il s’agit presque d’un huis clos.

Dès les premiers plans, on découvre un espace saturé de lignes, de clôtures, de portes avec le fameux mur obstruant l’horizon.

Mur filmé parfois comme un clin d’œil à l’excellent documentaire de Simone Bitton, Mur (2004). Un objet qui va non seulement fracturer l’espace mais l’ensemble de la société et qui va créer autour de lui toute une économie de trafic mafieux.

Pour le contourner, faute de moyen légal, on lui a confisqué son permis de passage, Mustafa va le traverser clandestinement avec un groupe de palestiniens reflétant un microcosme d’une société traumatisée par l’occupation.

Sans discours idéologique, le film parvient à pointer du doigt l’absurdité de la situation imposée par une occupation ségrégationniste.

Chaque jour Mustafa bute sur les tracasseries administratives pour rejoindre son travail. Le soir, il contemple la maison où réside sa femme et les enfants de l’autre côté du mur à 200 mètres.

D’où le titre du film. Une belle trouvaille du film fait que la famille communique chaque soir avec un jeu de lumière entre les deux maisons au-delà du mur. Une lumière qui, dans le plan final, prend malgré l’obscurité environnante, des allures de fête.

          

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